Il y a des êtres qui traversent la vie comme une fulgurance. On est rivé à chaque étincelle de leur parcours d’étoile filante, en quête du moindre sillage qu’ils nous ont laissé. La Charlotte que David Foenkinos met en lumière dans son dernier ouvrage est de ceux-là. En résumant plus qu’il ne la romance la vie cauchemardée de la vraie Charlotte, l’écrivain donne l’envie d’en savoir davantage sur l’œuvre et l’existence de cette juive berlinoise gazée à Auschwitz à vingt six ans alors qu’elle était enceinte. Deux exterminations d’un coup, d’un camp, par la barbarie nazie.
On ne lâche pas le livre (chez Gallimard) de l’auteur de « La délicatesse », couronné par le Goncourt des lycéens et le Renaudot. Charlotte Salomon a bien existé. Ses œuvres, sous le titre « L’art témoin », ont même été présentées à Paris au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme en 2006. Foenkinos se fait biographe en phrases couperets de la brève existence de l’artiste. Un phrasé comme dicté par la menace d’une fin imminente, c’est l’originalité de l’ouvrage : une seule phrase et point à la ligne. Une prose hachée, fauchée dans son élan comme le fut la destinée de la malheureuse. C’est efficace même si le procédé relève d’une certaine facilité quand la tournure est brisée net en deux à seule fin de tenir le défi… Le lecteur n’est pas dupe mais qu’importe puisque le voilà tenu en haleine au rythme imposé par l’auteur.
Charlotte Salomon a peint, écrit et sonorisé tout ce qu’elle a vécu. Mêlant son autobiographie à l’Histoire. Elle a agi avec une frénétique spontanéité, nourrie du pressentiment d’un dénouement proche, poussée par l’obscur instinct de laisser à la postérité ses fragments de vie. Sa vie en miettes. Son potentiel d’évocation pluri sensorielle hisse aux plus hauts niveaux de l’émotion.
Habitée par la peinture au point d’être à dix-huit ans le seul étudiant juif de sa classe à l’Académie des Beaux Arts de Berlin, elle a réalisé près de 1 400 gouaches en deux ans. Des peintures de même format d’une touchante naïveté, sans vraie perspective ce qui n’a rien de fortuit. Comment ne pas penser à Anne Frank dont le journal intime décrivit au jour le jour la violence intime de la barbarie nazie ? Anne, Charlotte, chacune eut sa bienfaitrice. Deux protectrices à qui l’on doit d’avoir su sauvegarder leur poignant héritage.
Charlotte Salomon, c’est une vie en forme de collection. De collection d’épisodes tragiques sur fond de montée de l’antisémitisme. Il y a ce prénom lourd à porter, ce père admiré mais absent, ces six suicides familiaux au rôle maléfique d’entraînement. Ils impriment leur marque sur l’être en devenir : manque de confiance en soi, peur de l’abandon, horreur du mensonge. Il y a cet environnement anti-juif grandissant avec son lot de persécutions (nuit de Cristal) et d’humiliations.
Un géniteur chirurgien réputé contraint de quitter l’Université pour exercer dans un hôpital juif, une belle-mère cantatrice interdite de chanter en public. Et pour Charlotte, la pire des mortifications, ce premier prix gagné à l’Académie qu’on lui refuse en tant qu’israélite… pour l’allouer à sa plus belle rivale, aryenne bien sûr. La liste est longue des blessures infligées à Charlotte qui, un temps réfugiée à Villefranche-sur-Mer, connaîtra quelques rares moments de paix intérieure en reproduisant la chaude lumière se reflétant sur les arbres du jardin qui l’entoure. Court répit avant d’être dénoncée puis déportée, via Drancy, à Auschwitz en 1943.
L’histoire la plus sombre recèle toujours sa pépite d’espérance en la part de bonté chez l’homme. Dans celle de Charlotte, il y a cette Américaine qui non seulement la protégea mais l’incitât à peindre. Puis ce gendarme français qui la fit opportunément descendre de l’autobus qui la menait à la mort. Le hasard aussi a souvent sa part, tel ce libellé des étiquettes collées sur l’emballage des œuvres de Charlotte. Il fut rédigé de manière telle qu’elles purent échapper aux griffes nazies. Simple domiciliation pour l’homme, importante contribution à l’art du témoignage.
L’ouvrage de Foenkinos résonne comme une invitation à se plonger dans l’émouvant album des gouaches commentées de Charlotte Salomon, aujourd’hui propriété du Musée juif d’Amsterdam.