« Pas pleurer », de Lydie Salvayre. Dès les premières pages de l’ouvrage, l’auteure justifie l’usage à foison qu’elle fait de la langue de Cervantès : dits en espagnol – langue qui force l’accent sur la dernière syllabe – « les mots vous expédient immédiatement leur poing sur la figure » ! Le lecteur sait à quoi s’en tenir. Il sortira ulcéré d’une lecture épicée au pimiento ibérique, le seul condiment qui convienne pour évoquer les évènements qui ensanglantèrent l’Espagne à partir de l’été 1936.
En récompensant « Pas pleurer » de Lydie Salvayre publié au Seuil, le jury du Goncourt s’est distingué par son audace. Avec son verbe double, ses barbarismes explicites, ses citations hispaniques et ses jurons qui montent au ciel, la romancière s’est affranchie voluntariamente du conventionnel. Elle a aussi passé à la trappe les guillemets superfétatoires et laissé ses phrases en suspens sans les points qui vont avec… Il n’empêche, celles-ci tombent à pic comme la robe du soir sous les doigts du haut couturier. Son écriture baston est d’une grande efficacité pour expliquer la genèse d’une guerre civile annonciatrice d’une longue, très longue dictature.
« Pas pleurer » est un livre original par son style et inventif par sa construction. Les événements y sont narrés à travers un vécu (un livre de Georges Bernanos, qui fut témoin direct des hostilités) et un récit romancé (les souvenirs d’une septuagénaire à sa fille). Deux paires d’yeux braqués sur un même et funeste été. Le strabisme est davantage divergent que convergent. La belle saison fut lugubre pour l’un, radieuse pour l’autre que l’âge avancé excuse, et que la mémoire sélective trahit.
Dans ce livre, la guerre civile n’a rien d’abstrait. Sous la plume de la romancière, on en revit les prémices au travers de personnages de chair et d’os. On assiste à l’émergence de leurs idéaux, à la mécanique de leur revirement, au compte à rebours de leur trahison. On se fait livrer les recettes de l’épuration nationale, immonde plat que l’Histoire ne se lasse pas de resservir.
Lydie Salvayre use de son sens de la dramaturgie pour nous river à ces parcours de vies qui se juxtaposent, se rejoignent, s’affrontent, se séparent, se recherchent et se manquent. Ces petites histoires sur fond de grande, usurpatrice de son H majuscule. La romancière distille le sentiment de l’inexorable, de l’irréparable, du définitif. Elle nous plonge dans des réunions plus enflammées qu’un meeting préélectoral à Villepinte ou au Bourget (consensus en moins).
On voit le soufflé de l’éloquence retomber comme une crêpe, la marée des adhésions refluer plus vite qu’elle n’est montée. C’est de la politique in vivo. Presque jouissive si l’ouvrage ne stigmatisait pas tous azimuts et bien à propos : l’utopie révolutionnaire, le mensonge collectiviste, les violences phalangistes, la lâcheté de l’église catholique longtemps silencieuse jusqu’au plus haut niveau. S’abritant derrière la langue peu châtiée de Shakespeare, Lydie Salvayre imagine Bernanos (re)baptiser Paul Claudel de « fils de pute ». Son roman résonne comme un nouvel « Indignez-vous ! » à l’adresse des proies des idéologues, doctrinaires et autres directeurs de consciences de tous poils.
L’ouvrage n’a rien d’un pensum. On entend chanter la langue ibérique. L’impact multiplié des réitérations résonne à l’oreille d’une jolie petite musique plus délicate qu’une anaphore.
L’auteure fait sortir du cadre ses personnages sur fond de lutte des classes. Elle démonte la mécanique quasi horlogère qui préside à l’édification d’une personnalité, comme celle de José et Diego. Avec un souci du détail à la Sisley, elle peint les contours de la mésalliance. Celle qui fait entrer une Montse/Groseille dans le noble univers des Burgos/Lequesnoy.
Merci Guillemette,
vous me donnez envie de lire « le » Goncourt, ce qui ne m’est pas arrivé souvent depuis Modiano…
J’ai vu il y a quelques mois un beau spectacle tiré d’un texte de Lydia, « Hymne à Hendrix ». C’était aux Déchargeurs et Isabelle Hurtin interprétait ce « poème rock » à la gloire de Jimi…
Décidément, sa palette est large. Un copain qui a été au pot du Seuil me disait que c’était pour une fois un très beau moment. Il faut dire que la maison n’avait plus eu de Goncourt depuis la nuit des temps, c’est-à-dire, sauf erreur, depuis « L’Exposition coloniale » d’Erik Orsenna.
Joyeuses fêtes avec d’autres bons livres !
(et si vous avez du temps, un bon film : « Whiplash », qui sort mercredi et qui est un grand film sur la musique)
Et merci à vous d’attirer mon attention sur le film « musique » (dont le titre ne m’aurait pas forcément alertée…)