« Je ne passe jamais devant l’atelier de la rue Huyghens sans enlever mon chapeau ». Ces propos d’Erik Satie rapportés par Max Jacob permettent de mesurer l’importance des manifestations artistiques qui se sont déroulées dans l’atelier d’un peintre à la renommée incertaine, au fin fond d’une cour sombre de Montparnasse, entre 1916 et 1918. Un livre reste à écrire sur l’extraordinaire effervescence créatrice de ces soirées qui virent défiler les plus grands peintres, poètes ou musiciens de la jeune génération, ceux-là mêmes qui inventaient l’art du XXe siècle, alors même que faisait rage ce qu’on appelait déjà la Grande Guerre.
Un siècle plus tard, dans une librairie ancienne du Marais, une exposition permet de faire revivre cette page de l’histoire de l’art peu ou mal connue, en proposant les très rares documents de cette exceptionnelle aventure artistique.
C’est vraisemblablement à l’initiative du peintre chilien Ortiz de Zarate et de Blaise Cendrars que le peintre suisse Emile Lejeune accepta d’ouvrir aux jeunes artistes son atelier du 6 de la rue Huyghens, au cœur de Montparnasse, à deux pas du carrefour Vavin. Une association fut créée pour la circonstance : “Lyre et Palette“. « N’oubliez pas qu’à cette époque, tout concert public était interdit » rappelle le collectionneur Werner Brück, l’un des artisans de l’exposition, avec la libraire Christelle Gonzalo.
L’atelier va rapidement être fréquenté par les artistes et les amateurs de la rive droite autant que par ceux de la rive gauche. Dans ses chroniques de Paris-Midi, en 1919, Jean Cocteau parle de la rue Huyghens qu’il fréquenta, et où il fit la connaissance d’Erik Satie. C’était « l’une de ces salles mascotte où le public retourne… On y gèle ou on y étouffe, écrasés, assis et debout, les uns comme les autres … On y exposa, déclama, chanta, joua.»
Les conditions ne sont certes pas les meilleures, mais on se débrouille avec les moyens du bord. Les chaises sont louées à la chaisière du Jardin du Luxembourg et chacun participe à l’aménagement des lieux. S’il le faut, le public donne un coup de main pour changer le piano de place. Le poêle refuse de prendre en hiver et chauffe en été… En somme le décor rêvé d’une bohème puccinienne. Mais ici les rapins ont pour nom Picasso, André Lhote, Modigliani ; les musiciens se nomment Erik Satie, Maurice Ravel, Darius Milhaud; les écrivains, ce sont Blaise Cendrars, Max Jacob, Guillaume Apollinaire ou Pierre Reverdy. « On ne sut jamais faire contenir tant de talents en si petit espace », notera ce dernier.
La première manifestation, le 8 avril 1916, donne le ton. Un dessin de Picasso illustre la plaquette du programme consacré à Debussy, maître reconnu, interprété entre autres par le grand pianiste espagnol Ricardo Viñès. Dix jours plus tard, un mini festival propose une rencontre Ravel / Satie, ce dernier étant préalablement présenté par le musicologue Roland Manuel. Un bois gravé d’Henry Hayden orne le programme, vendu, comme le précédent, au profit de l’œuvre “L’Appui aux artistes“.
Un dessin original de Matisse figure en couverture du programme du 8 juin, célébrant le compositeur suédois H. M. Melchers, et auquel participe Germaine Tailleferre, qui fera partie du Groupe des Six.
La première exposition qui démarre le 19 novembre, réunit les noms aussi prestigieux que Moïse KisIing, Ortiz de Zarate, Modigliani, Picasso, Matisse. Le public y découvre également les sculptures nègres du collectionneur Paul Guillaume. Et l’on retrouve le maître d’Arcueil, puisqu’Erik Satie, joue son « Instant musical » lors du vernissage..
Le programme de la soirée du 28 novembre de cette même année laisse rêveur. Y figurent Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, Max Jacob, Pierre Reverdy, Jean Cocteau, André Salmon, excusez du peu. Le dépliant de quatre feuillets, format accordéon, y précise qu’on entendra également les poèmes « d’une petite fille de cinq ans ». On sait aujourd’hui qu’il s’agissait d’une cousine de Cocteau, la petite Françoise Durand Viel, mais cette Minou Drouet de l’époque ne semble pas avoir poursuivi sa carrière littéraire…
D’autres concerts, d’autres expositions, d’autres lectures, d’autres rencontres auront pour cadre l’atelier de la rue Huyghens au moins jusqu’à la fin 1918, malgré les interventions intempestives de la censure, qui contraignit l’association à modifier son titre (elle devint…“Palette et musique“). C’est en tout cas dans ce lieu que se rencontrèrent les compositeurs qui allaient constituer , sous l’impulsion de l’incontournable Cocteau, le “Groupe des six“ (Louis Durey, Georges Auric, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Darius Milhaud). Milhaud, dans ses « Notes sans musique » évoque les soirées de la rue Huyghens : « Les bancs étaient inconfortables, l’atmosphère irrespirable à cause des émanations du poêle… mais le Tout Paris élégant les artistes et les amateurs de musique nouvelle s’y écrasaient ».
Librairie Sur le fil de Paris, 5 rue Saint Paul, 75004 Paris, jusqu’au 14 décembre.
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