On passerait presque à côté de lui sans le voir. A l’entrée de l’exposition qui porte son nom, un portrait de Paul Durand-Ruel est isolé sur un pan de mur, presque en retrait, presque dans l’ombre. L’image, croquée sur le tard de sa vie par son ami Renoir dont il révérait le talent de portraitiste, est celle d’un homme paisible au visage doux. Il s’agit de l’un des rares portraits jamais réalisés de l’homme qui est présenté dans cet espace d’exposition du musée du Luxembourg comme le plus grand marchand d’art français du XIXe siècle.
Paul Durand-Ruel un homme discret ? C’est là tout le paradoxe de ce bourgeois tranquille, monarchiste et catholique – « ce vieux chouan » comme le qualifiait Renoir, qui prit beaucoup de risques pour défendre et promouvoir des artistes taxés de « révolutionnaires » comme Gustave Courbet, Camille Pissarro, Edouard Manet, Claude Monet et bien sûr Pierre-Auguste Renoir. Des artistes dont il ne partageait pas souvent les idées politiques, mais bien une même vision de ce qui deviendrait l’art moderne. Moderne, d’ailleurs, Durand-Ruel l’était qui réinventa jusqu’à son métier de marchand de tableaux. Né en 1831 d’un père commis qui épousa la fille du propriétaire d’une papeterie parisienne (dont il fit ensuite une galerie), Paul Durand-Ruel portait le patronyme de chacun de ses deux parents. Son père, Jean-Marie Fortuné Durand, les avait accolés pour se démarquer. Paul en fit un nom.
Dès les années 1870 Paul Durand-Ruel commença à acquérir les toiles qui l’intéressaient. Ainsi, raconte l’écrivain et journaliste Pierre Assouline dans une biographie qu’il lui consacre (1), un premier Renoir acheté 200 francs en 1872 (2). A la suite de ce premier achat il n’y eut jamais de contrat écrit entre le peintre et le marchand : « Nul besoin de contrat entre eux, écrit Pierre Assouline, un tel morceau de papier eût introduit la méfiance là où chez tant d’autres il garantissait la confiance. » Et il n’y eut pas davantage d’accord écrit avec les autres artistes que Durand-Ruel soutenait.
« Ce qui distingue Durand-Ruel des autres marchands, c’est d’avoir associé son nom à celui des impressionnistes et inventé des méthodes pour vendre et promouvoir les artistes, explique Sylvie Patry, commissaire de l’exposition. Il avait la conviction profonde que le marchand devait être là pour éclairer le public et non pas le suivre. »
Ainsi Durand-Ruel, anticipant la demande, va s’endetter pour acheter puis conserver des toiles près de vingt à trente ans avant de les vendre. Une façon de faire monter artificiellement les prix en organisant la disponibilité des œuvres. Certaines seront placées comme garanties auprès des banques pour financer de nouvelles acquisitions. D’autres seront achetées, puis cédées, puis rachetées, comme cette Jeune fille endormie de Renoir qui illumine la troisième salle de l’exposition. Présentée en 1880 au Salon et acquise pour 2500 francs auprès du peintre l’année suivante, la toile sera cédée à contrecœur par Durand-Ruel deux ans plus tard. Il mettra dix ans à la retrouver, mais l’œuvre ne quittera jamais plus le mur du grand salon de son appartement de la rue de Rome à Paris, y trônant comme un fleuron. Appartement qui était, on l’imagine, un véritable musée dont on peut voir des photographies reproduites à grande échelle dans la première salle. Qui pouvait se targuer d’avoir des fleurs peintes par Claude Monet sur les portes de sa salle à manger ? Paul Durand-Ruel le pouvait, dont l’une des portes décorée par le maître des Nympheas est exposée.
« Sans [Durand-Ruel] nous n’aurions pas survécu » disait Renoir à son fils, rapporte Pierre Assouline. Et le peintre de poursuivre en filant la métaphore : « Sans [lui] les ortolans auraient été encore plus rares. » Durand-Ruel a tissé toute sa vie des liens précieux entre « ses » artistes et lui. Il échangeait des quantités de lettres avec Renoir dont il fut pendant quarante années l’ami et le partenaire en affaires. Il écrivait aussi pour justifier ses retards de paiement en raison de ses ennuis financiers, bien réels : « Cher monsieur Monet, peut-on lire dans une lettre originale, je vous remets ci-inclus 300 francs seulement ce soir (…) Vous n’avez pas idée du mal que je me donne (…) Je travaille avec une ardeur que vous ne soupçonnez pas pour recruter de nouveaux amateurs et chauffer les autres ».
Et quand Durand-Ruel ne « chauffait » pas de possibles acheteurs, il « chauffait » les artistes qu’il suivait. Il leur écrivait – encore – pour les assurer de son fidèle soutien et pour leur dire tout le bien qu’il pensait de leur travail, qui un jour serait reconnu jurait-il. Il passa de cette manière beaucoup de temps à encourager Monet.
Comme il est aisé de dire aujourd’hui que Durand-Ruel ne s’est pas trompé. Comme il est aisé de dire aussi qu’il a probablement changé le cours de l’histoire de l’art. Car pour permettre aux impressionnistes d’être connus d’un très large public, Paul Durand-Ruel – sur les traces de son père qui avait ouvert à l’Europe le marché français de l’art – s’est frotté très vite à une clientèle internationale. Ses enfants et lui-même parlaient anglais, chose rare à l’époque, les échanges en furent grandement favorisés. Il exposa ainsi plus de 280 œuvres françaises, la plupart impressionnistes, lors d’une exposition majeure à New-York en 1886. Aujourd’hui de nombreux musées étrangers détiennent certaines de ces toiles. Il était donc naturel que l’exposition Durand-Ruel, le pari de l’impressionnisme fut organisée conjointement avec la National Gallery de Londres et le Philadelphia Museum of Art (3).
Restait un problème de taille : des milliers de toiles sont passées par les mains de Durand-Ruel. Comment faire un choix ? La sélection opérée (80 tableaux et documents) reflète le goût qu’il avait pour certaines, tout en présentant celles qui jalonnèrent sa vie. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses sont de Renoir.
(1) Grâces lui soient rendues. Paul Durand-Ruel, le marchand des impressionnistes. De Pierre Assouline. Folio, Gallimard, 9,40 euros.
(2) Vue de Paris, pont des Arts, Pierre-Auguste Renoir, 1867).
(3) L’exposition sera présentée à la National Gallery de Londres du 4 mars au 31 mai 2015, puis au Philadelphia Museum of Art du 18 juin au 13 septembre 2015.