S’il y a bien une chose qui ne manque pas sur les stèles du cimetière de Passy, plus que partout ailleurs, ce sont les particules. Comtes, comtesses et autres titres nobiliaires foisonnent sur ce fortin de deux hectares dominant la place du Trocadéro. Geneviève Marguerite Marie-Louise de Pillot de Coligny dite Louise de Coligny-Châtillon aurait pu elle aussi donner du travail au graveur. Cela n’a pas été fait. Sur la tombe de pierre rose est seulement mentionné le nom de Louise de Coligny.
Il y a cent ans presque jour pour jour, elle rencontrait Guillaume Apollinaire, dans un restaurant niçois.
Après une collision, les galaxies en sortent singulièrement modifiées et leur trajectoire dévie. Les lois gravitationnelles vont jouer de la même façon pour ces deux personnages. Sans doute était-il possible de coucher avec Lou sans trop d’efforts d’après ce que l’on peut déduire de ce qui a été écrit sur sa personnalité. Dans la biographie de l’écrivain (1), Laurence Campa la décrit comme « une petite personne piquante, volubile et rieuse, à la chevelure acajou, passée au henné, coupée court, aux yeux effrontés et battus ». Lou profitait de la vie avec légèreté et raison. Mais voilà qu’Apollinaire démultiplie pour elle son génie de poète hors norme pour la séduire. C’est beaucoup trop pour la jeune femme. Elle est certes flattée mais la munificence tout comme l’ampleur des hommages exprimés l’incite à une réserve alternativement grave et mutine.
Dépité, Guillaume Apollinaire signe son engagement pour la guerre à Nice et monte sans préavis à la caserne de Nîmes s’initier à la vie militaire. La suite est connue. Les deux amants épuiseront toutes les recettes de l’amour dans une chambre d’hôtel de la capitale du Gard. Il en reste un souvenir gravé sur le mur du bâtiment, une de ces plaques qui rappellent plus fréquemment une inauguration ou un haut fait de résistance. Celle-là on en conviendra, ne manque pas de sel et reste assez inédite dans le registre commémoratif.
Un livre entier compile la correspondance que Lou inspire à Guillaume Apollinaire. Elle est faite de prose et de poésie rimée sans compter les calligrammes dédiés. Voilà au hasard ce qu’il lui écrivait en février 1915 peu avant son départ pour le Front :
« Arrive, ô Lou que j’adore !
Dans la chambre de volupté
Où je t’irai trouver à Nîmes,
Tandis que nous prendrons le thé,
Pendant le peu d’heures intimes,
Que m’embellira ta beauté
Nous ferons cent mille bêtises…
Malgré la guerre et tous ses maux
Nous aurons de belles surprises :
Les arbres en fleur, les rameaux,
Pâques, les premières cerises…
Nous lirons dans le même lit,
Au livre de ton corps lui-même
-c’est un livre qu’on lit au lit-
Nous lirons le charmant poème
Des grâces de ton corps joli.
Nous passerons de doux dimanches
Plus doux que n’est le chocolat,
Jouant tous deux au jeu des hanches,
Le soir, j’en serai raplapla,
Tu seras pâle aux lèvres blanches.
Un mois après tu partiras…
La nuit descendra sur la terre.
En vain je te tendrai les bras,
Magicienne du mystère,
Ma Circé, tu disparaîtra…
Où t’en iras-tu ma jolie ?
A Paris, dans la Suisse ou bien
Au bord de ma Mélancolie :
Ce flot méditerranéen
Que jamais, jamais on n’oublie ?
Alors sonneront, sonneront
Les trompettes d’artillerie.
Nous partirons et ron et ron
Petit patapon, ma chérie,
Vers ce qu’on appelle le front.
J’y ferai, qui sait ? des prouesses
Comme font les autres poilus,
En l’honneur de tes belles fesses,
De tes doux yeux irrésolus
Et de tes divines caresses.
Mais en attendant, je t’attends,
J’attends tes yeux, ton cou, ta croupe…
Que je n’attende pas longtemps
De tes beautés la belle troupe
M’amie aux beaux seins palpitants.
Et viens-t-en donc puisque je t’aime
Je le chante sur tous les tons…
… Ciel nuageux… la nuit est blême…
La lune chemine à tâtons…
Une abeille sur de la crème…
Depuis 1963, Lou gît au cimetière de Passy (2).
On peut relire à propos des amants que la mort a rendus épars cette saillie touchante de Diderot dans une célèbre adresse à Sophie Volland :
Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient à s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous. (Au Grandval, le 15 octobre 1750)
(1) Apollinaire, par Laurence Campa, Gallimard 2013
(2) On atteint la sépulture de Lou assez rapidement en gravissant le cimetière par la droite. Elle se trouve dans la 11e division au 2e rang sous le matricule 51PA1927
PS2: Ecouter les lettres à Lou lues le 6 septembre par Guillaume Galienne sur France Inter.
PS3: Des lettres à Lou seront mises en vente chez Sotheby’s le 7 octobre. Et puis aussi cette photo de Lou à Cannes…
Ces textes sont ciselés d’un érotisme sensuel…
La réserve de Lou vis à vis d’un Apollinaire pourtant enamouré et pressant comme un adolescent est ici, je crois, particulièrement bien vue. L’empressement sans doute un peu naïf d’un mal aimé chronique qui veut sans cesse y croire peut en effet rebuter, d’autant qu’on peut aussi penser, pour rester dans un paradigme classique, que seul Apollinaire ne savait pas qu’il était Apollinaire. « C’est beaucoup trop pour la jeune femme ». Oui, j’adhère bien volontiers. Merci.
Merci pour ce commentaire qui colle assez bien en outre à la façon dont l’acteur Jean-François Balmer a interprété Apollinaire dans un téléfilm de 1980. Prodigieux d’incarnation. PHB