Habitué au rythme haletant indispensable aux films d’action hollywoodiens, l’ancien journaliste Terry Hayes conjugue dans « Je suis Pilgrim » les ressorts rigoureux du journalisme d’investigation avec la flamme qui ne s’éteint jamais dans tout bon thriller. Voici 600 pages qui peuvent rendre asocial et/ou insomniaque au long des quelques heures que ce livre mérite sans mesure.
Il n’appartient – heureusement – pas au lecteur de vérifier la véracité de l’ensemble des références et des détails mais, à l’évidence, rien dans ce livre n’est écrit au hasard ou à l’improviste. Aucune facilité ni dans la pensée, ni dans l’écriture (pour être tout à fait honnête, je l’ai lu en anglais mais la traduction paraît tout à fait judicieuse). L’auteur fait ainsi le pari de mêler faits réels et imaginaires, issus d’un passé ancien et plus récent, le tout aux quatre coins de la planète où prospèrent les mafias, les extrémismes et les terrorismes.
Pilgrim ? Le pèlerin. Voici le pseudonyme que se choisit un homme qui avait renoncé depuis des années à servir une unité secrète de l’intelligence américaine. Face à une menace terroriste dont tous les spécialistes s’accordent à penser qu’elle est imminente sans que personne n’arrive à en cerner les contours, les plus hautes autorités de Washington décident de réactiver un agent qui, à chaque tournant de sa vie, a aussi changé d’identité : Scott dans l’enfance – mais déjà il s’agit d’un prénom donné par des parents adoptifs ; Peter plus tard quand il lui a fallu abattre son chef, soupçonné de trahison au service de Moscou ; James aussi lorsqu’il s’invente un ami au nom duquel il écrit un genre de manuel d’investigation criminelle ; sûrement bien d’autres encore au fil d’une vie particulièrement accidentée ; Pilgrim, enfin, pour un épisode dont il espère bien qu’il sera le dernier.
Sur une destinée quasi parallèle, qui n’est pas sans cousinage avec celle de Ben Laden, progresse Le Sarrazin. Un autre grand expert de la clandestinité dont la vocation s’ancre dans un épisode tout à fait éprouvant : la décapitation publique de son père sur décision des autorités saoudiennes, avec le sens particulier de la justice dont font preuve les services secrets locaux. En une vingtaine d’années, le Sarrazin se tracera une route sanglante certes, mais surtout habitée par une détermination inépuisable : plutôt que d’anéantir le régime impie coupable de la mort de son père, il faut atteindre au plus profond ceux qui les soutiennent, les États Unis donc. Le Sarrazin devient ainsi ce que les services d’intelligence redoutent sans doute le plus aujourd’hui : un terroriste solitaire.
Ces deux-là se rencontreront à la toute fin du roman dans un affrontement qui est beaucoup plus qu’une scène de torture classique où le gentil justicier finit par déjouer les projets de ses bourreaux pour inverser les rôles et faire triompher le « Bien ». Toute la manière de Terry Hayes réside dans cette subtilité qui ne supporte pas le manichéisme. Ses deux personnages principaux ne se regardent pas, loin s’en faut, au travers du prisme simpliste du bon et du méchant. Ils ont une histoire et un passé qui ont fait d’eux des êtres dont la complexité fascinante ne suffit pas à les rendre ni franchement odieux, ni singulièrement séduisants.
Surtout Terry Hayes entoure les personnages principaux d’une nuée de personnages secondaires auxquels chaque apparition donne corps et intérêt (un flic new yorkais rescapé de l’attentat du World Trade Center, un réceptionniste turc à l’anglais très personnel, une mère saoudienne qui découvre le charme d’un islam moins rigoureux et redoute les foudres de son fils de 14 ans…) , cependant que l’intrigue principale toute orientée vers cette course contre le terrorisme se nourrit d’épisodes annexes dont le lecteur attend avec impatience de savoir comment ils finiront par se relier au grand tout qu’est ce roman exigeant, impeccable et implacable.
Difficile d’en dire plus sans en révéler trop. Juste une dernière chose : il se dit qu’un grand studio d’Hollywood s’est déjà emparé des droits de ce livre. C’est sans doute le plus grand risque que court ce pèlerin qui n’a de cesse d’avancer masqué et anonyme.
Je suis Pilgrim. Éditions J-C. Lattès, 2014. 600 pages. Traduit de l’anglais par Sophie Bastide-Foltz