Morphine blanche

Couloir d'hôpital. Photo: Les Soirées de Paris[Ce texte est parti d’une nécessité, celle d’une intervention chirurgicale ; d’un constat, un état « surnaturel » atteint par certains malades lors d’une opération ; d’une réalité, à défaut d’y avoir croisé des âmes, j’y ai rapporté deux histoires, le ciel ne m’a donc pas changé, et enfin, j’adresse un profond salut à toute l’équipe médicale, je ne sais pas si elle m’a sauvé la vie, elle m’ a en tout cas remis droit dans mes bottes.]

Un jour, il faut y aller. Voyageur embarqué malgré lui, le futur opéré devient l’instrument d’un douloureux protocole orchestré par le savoir du chirurgien. Et pourtant dans ce monde au silence abyssal, un claquement en forme de porte qui s’ouvre fait que certains en reviennent avec comme bagage le souvenir d’un étrange voyage qui les aurait menés au bord de l’interdit. D’autre rapporteront les images d’un monde réel, nécessairement réel, mirage unique alors même que l’on ne saura jamais s’il est vrai ou non, si quand la morphine nous donne les clés d’un monde parallèle, ce n’est qu’un simple et passager dégât collatéral.

Un jour, il faut y aller. L’hôpital vit sa vie d’hôpital. Une petite vieille, rangée dans son lit, garée entre mon brancard et un mec qui ronfle, hurle son monde qui lui échappe : « Où sont mes clefs, elles étaient avec ma carte d’identité, on me les a volées ». Un infirmier s’arrête et se penche vers elle : « Vous êtes sûre, qu’elles étaient dans votre sac, Madame? Permettez-moi de regarder ? » Elle répond d’un jappement sec: « Non ».

Un brancardier me pousse dans la salle de radio, je rentre dans un blockhaus. J’ai l’impression que les servants du lieu veulent me jeter par-dessus un obstacle. Il leur faut bien être à trois. Mais le ton est rassurant. Ils me ramènent, pris dans les filets des draps. « Tout va bien monsieur ?» « Disons que c’était impressionnant ! ».

Le chariot m’emmène, j’aperçois un panneau indicateur : bloc opératoire. C’est là. Dans une première salle, éclairée d’un blanc cru, pas de meuble mais des gros sacs argentés. Je ne sais plus où je suis, deux personnes s’affairent non sans s’être présentés, ce sont les anesthésistes. Le chirurgien arrive, il se penche vers moi : « Bonjour monsieur Sillard, comment allez-vous ? »

« J’imagine que j’irai mieux cet après midi ! »
« Ne vous inquiétez pas, monsieur Sill… »

Je ne sais pas quand je me suis endormi. La salle est plongée dans la pénombre. J’ai l’impression qu’il n’y a personne. Je suis déjà réveillé où du moins je le crois. Un bruit ? Non ce n’est pas un bruit, c’est un cri :   « un  bocal s’est  brisé ». Je ne vois rien et pourtant je ne rêve pas, il y a bien une activité anormale autour de moi. Peut-être deux ou trois personnes qui vont et viennent. L’une d’entre elle semble prendre en main la situation. Autour de moi pourtant je ne vois personne. La voix se fait autoritaire et débite des questions comme une mitrailleuse : « Qui est ce ? Avait-elle le droit ? » Je ne vois personne.

Brancard. Photo: Les Soirées de Paris

« Putain, grouillez-vous il faut nettoyer avant que l’on ne s’en aperçoive. »
« Tout le monde a été vu. C’est vraiment la merde. » Je ne sais plus qui parle, je ne reconnais que la voix de celui qui semble être le chef, elle est ferme : «  On transfère le dossier dans l’autre chapitre. » Je ne vois pas qui parle. C’est comme ci je regardais cette pièce peu éclairée en plan large. Une infirmière blonde s’assoit, « j’ai vraiment merdé ce soir ». « T’inquiète, je pense que c’est bon. » Le silence s’installe. Je ne sais pas où je suis. Sûrement pas là où je devrais être.
J’ai envie de pisser. J’essaie de parler : « j’ai envie d’uriner mais je n’y arrive pas ». La voix lance: « que fait-il là ? » « Pas de souci sa décharge est signée » lui répond une autre personne.

« T’es où ? Tu as vu l’accident ?»
« L’accident, quel accident ? » je fais l’étonné.

Quelqu’un râle, il semble que c’est mon voisin. Tiens, je ne suis pas seul, je ne sais pas si je peux bouger. Un infirmier passe, jette un coup d’œil sur les écrans des ordinateurs, il y en a partout.

« Tout s’est bien passé ? »
« Non, vous avez fait un œdème pulmonaire grave. »

La salle de réanimation est vaste avec, en boucle extérieure, une quinzaine de lits couronnés d’écrans. Je regarde une horloge sur le mur, je ne comprends pas, on est encore jeudi, 18h36. L’intervention était prévue à 11h30. Les infirmiers vont et viennent, déposent ou reviennent, complètent ou archivent.

« J’ai envie de pisser. »
« Eh bien pissez ! »

J’ai vraiment envie. Une douleur qui me flashe soudainement je veux lutter, tu parles je ne garde rien du tout, ouaaah ! Enfin. Tiens je suis sec. C’est passé où ? Je ne me rappelle pas avoir reçu une sonde urinaire. Je regarde la salle, les infirmiers donnent la note d’un ballet silencieux. Je n’arrive pas à comprendre comment fonctionne la salle de réanimation. Je regarde l’horloge, elle est en panne, elle ne peut-être qu’en panne, elle donne 18h39 contre tout à l’heure 18h36. Je connais les insomnies, j’ai donné, une insomnie passe en général rapidement, en cas d’urgence on peut même les accélérer. Mais là, le temps de vous expliquer tout cela, la trotteuse peine à passer les 19h40. Les sciences de la réanimation passent sans doute par l’art de dompter le temps pour que nous puissions y vivre de manière commune.

Dans la nuit du vendredi au samedi je quittais la réanimation, quelques heures plus tard je la réintégrais.

Couloir d'hôpital (Corentin Celton). Photo: Les Soirées de Paris

Hôpital Corentin Celton. Photo: Les Soirées de Paris

« Foster, es-tu certaine de pouvoir faire partir le groupe cet après-midi. » L’infirmière ressemblait tellement à l’actrice américaine que tout le monde l’appelait Foster. Je suis dans mon lit de réa, la pièce est grise, c’est curieux quelqu’un parle, j’ai l’impression que c’est moi, à moins que je ne sois l’objet de l’histoire.

«Foster, qu’as-tu fait des deux frères jumeaux ? »
« On les laisse dans la pièce en bas, répond-elle, c’est là où nous allons faire la communication. »

« Et son lit ? On va être obligé de le laisser où il est, il ne passe que verticalement, tête en bas. Le patron ne revient de son séminaire que demain en fin de matinée mais on ira le chercher. C’est curieux, plus on regarde les horloges sur les murs, moins on a l’impression de voir le temps passer. »

« Quelle histoire, Foster ! Tu es certaine de l’avoir découverte hier ? »
«
D’après l’échographie, sans nulle doute possible. Cela fait deux ans qu’il se paye un bide ferme et dur. Maintenant, on en est certain, ce sera pour demain. »
« 
Il dit quoi ? »
« 
Rien comme toujours, silence radio. »
« 
Il faudra que l’on s’occupe de lui. »
« 
Il pourrait mal réagir. Refuser qu’on lui retire son bébé. Il vit avec depuis si longtemps.»
« 
Je sais, mettez le sous haute surveillance. »

Puis on m’a ramené dans ma chambre d’hôpital. Mon dernier trajet passait par une expo d’art moderne, des corps de télévisions à tube, dans un espace familial …

Une ambulance m’y attendait.

 

N'hésitez pas à partager
Ce contenu a été publié dans récit. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.