Il paraît que le piano a fini en miettes. Dans l’avant-dernière parution des Soirées de Paris de la seconde série en juin 1914, est relaté le concert que donna Alberto Savinio dans les locaux de la rédaction, au 278 BD Raspail. Décrite par Jean Cérusse, alias Serge Férat (1), la musique de Savinio est assimilée à un « art neuf, libre et affranchi ». Après chaque morceau de Savinio (frère cadet du peintre Georgio de Chirico) il a fallu dit-il « étancher » le sang qui maculait les touches !
Assistaient à ce concert fracassant des gens comme les Picabia, les Picasso, les Raynal, Max Jacob, Guillaume Apollinaire et aussi l’artiste Archipenko auquel ce numéro 25 offrait ses colonnes.
Mais surtout, avant tout, apparaissait pour la première fois, une double planche d’idéogrammes d’Apollinaire, baptisée Lettre Océan et qui devait préfigurer ses Calligrammes. D’abord dénigrés par la critique, les poèmes d’Apollinaire organisés en figures typographiques, constituent désormais un pan majeur de son œuvre poétique.
Paru le 15 juin 1914, cette édition des Soirées de Paris, matérialise dans cette double page non une invention, mais une extension lyrique, génialement inspirée, de l’auteur de Zone. Elle est dédiée à son frère Albert, alors exilé au Mexique.
L’expérience sera reconduite par une quintuple page dans le numéro double de juillet 1914. Elle devait donner également lieu à l’édition d’une plaquette colorée intitulée « Et moi aussi je suis peintre », qui ne verra véritablement le jour qu’en 2006 aux éditions « Le temps qu’il fait ». C’est le déclenchement de la guerre de 1914 qui mit un terme à ce projet de plaquette tout comme il stoppera net et pour de longues décades la parution des Soirées de Paris.
La « Lettre Océan » fait allusion aux moyens de communication de l’époque, câbles, TSF, dont la Tour Eiffel « haute de 300 mètres » était l’un des émetteurs possibles. Dans un article paru dans Paris Midi, le 20 juillet 1914, Apollinaire répond à l’un de ses contempteurs belges (Mr. Fagus) qui l’avait qualifié de farceur, admettant ne pas être l’inventeur du procédé puisque Rabelais était passé avant, mais que ses idéogrammes sont « autant expressifs de lyrisme que les mots qui les composent ».
Ce faisant, avec ses compositions, Guillaume Apollinaire avait pris des risques. Lesquels finiront par se dissiper. Sur le Front comme dans ses adresses à Lou son ex-amante de Nîmes, il ne cessera de décliner ensuite ses idéogrammes/calligrammes. Blaise Cendrars et Sonia Delaunay ont également tenté à la même époque une expérience poétique fortement novatrice dans la forme où la peinture accompagne autant qu’elle se mêle à la « Prose du Transsibérien et la petite Jehanne de France ». Cette œuvre simultanée se compliquait en outre d’une reliure en de multiples plis à la façon d’une carte Michelin. Un tour de force pour un résultat qui suscite encore l’enthousiasme.
Avec ses idéogrammes puis ses calligrammes, Apollinaire de son côté travaille seul, ce qui justifie sa prétention d’être lui « aussi » peintre. Il n’y pas dans cette œuvre spécifique, aussi bien graphique que rédactionnelle, un procédé qui en accompagnerait un autre et inversement. Ses calligrammes sont un tout cohérent dans lequel la forme détermine une idée tandis que le tracé est formé d’un agencement de mots. Cette performance n’a pas été perçue au départ comme elle l’aurait méritée.
PS: Nous aurons l’occasion d’évoquer au moins de juillet la dernière livraison des Soirées de Paris seconde période. Un numéro double d’une richesse exceptionnelle où l’on voit intervenir entre autres, Marius de Zayas, Fernand Léger, Maurice de Vlaminck ou encore Mireille Havet.
(1) Serge Férat est le directeur artistique des Soirées de Paris mais il en est aussi le mécène.
Magnifiques, ces extraits d’époque, on en redemande…
Et merci de nous apprendre que « Rabelais était passé avant », question idéogrammes. On a bien envie de voir cela…