La fameuse série de gravures de Goya Les Désastres de la guerre donne son titre à l’exposition actuellement présentée au Louvre-Lens, qui fêtera à la fin de l’année son deuxième anniversaire. Si le titre convient parfaitement au thème proposé, la référence à Goya n’est pas sans raison : le peintre espagnol fut en effet l’un des premiers à mettre son art non plus au service de la gloire des belligérants, mais à la représentation réaliste et édifiante de l’horreur des conflits.
Ce tournant important, autant pour l’histoire de l’art que pour l’histoire elle-même, coïncide avec les épopées napoléoniennes et c’est ironiquement, avec le grand portrait par David de Bonaparte (qui ne fut certes pas le héraut du pacifisme) que s’ouvre le parcours, organisé de façon chronologique. Le visiteur sera alors au cœur des grandes luttes armées qui ont marqué les deux siècles écoulés, avec leur lot d’horreurs, de malheurs, de misère, de barbarie. Il n’y a hélas en ce domaine que l’embarras du choix. Guerre de conquêtes, guerre de sécession, guerre franco-prussienne, guerre de Crimée, guerre d’Espagne, Grande Guerre, seconde guerre mondiale, guerre du Vietnam, guerre d’Algérie… La liste semble ne jamais devoir se terminer.
Que l’exposition soit précisément présentée à Lens l’année du centenaire du début de la Grande Guerre n’est pas non plus un hasard. La cité minière et toute la région environnante ont été particulièrement meurtries. Les cicatrices sont encore présentes. Les cimetières militaires aux interminables alignements d’un ordonnancement parfait, en témoignent silencieusement.
Si l’instinct belliciste de l’homme semble sans limite, l’expression artistique utilise tous les moyens possibles pour en rendre compte. Les 450 œuvres réunies font appel à toutes sortes de supports: peintures, photos, films, affiches, sculptures, et même tapis ou pièces d’art brut. Mais, précise la commissaire Laurence Bertrand Dorléac, aucune technique ne se substitue totalement à l’autre. Photos, dessins et peintures cohabitent souvent. On sera particulièrement sensible à la présentation, côte à côte, du fameux tableau d’Alphonse de Neuville 1873) “Les dernières cartouches“ (qui quitte très rarement la ville de Bazeilles, près de Sedan) et le film réalisé une trentaine d’années plus tard par Méliés sur le bombardement d’une maison lors de la guerre franco-prussienne. Autre découverte d’un grand intérêt : quelques minutes d’un film mythique d’Abel Gance récemment restauré, “J’accuse“. Le film sera présenté dans son intégralité salle Pleyel le 11 novembre prochain. Le Louvre-Lens en projette une courte partie, trop courte sans doute, mais suffisante pour justifier le qualificatif de chef-d’oeuvre de ce film dont Blaise Cendrars -on le sait peu – fut assistant réalisateur.
Ce Blaise Cendrars, qui perdit un bras au front en septembre 1915, ne pouvait pas être absent de l’exposition. On découvrira une rareté bibliophilique : l’édition originale de son extraordinaire texte “J’ai tué “, illustré par F. Léger, paru en 1919 chez Bernouard (signalons qu’une nouvelle édition en fac-similé, très réussie, est sortie récemment chez l’éditeur Fata Morgana). On ne sera pas surpris de trouver dans la même vitrine, le manuscrit autographe d’un poème d’Apollinaire (gardé au Mémorial de la Grande Guerre de Compiègne), “Chant de l’horizon en Champagne » écrit le 27 octobre 1915, Guillaume étant alors au Front.
Cette « Grande Guerre » dont on parle évidemment beaucoup en 2014 fournit certainement le nombre de documents les plus véhéments sur les atrocités des combats. Les dessins de George Grosz, Max Beckmann, Otto Dix, les photos sorties des archives photographiques de l’armée, les gravures d’Henry de Groux réunies sous le titre ironique Le Visage de la Victoire, les gravures de Frans Masereel (Debout les morts )… autant de témoignages implacables.
L’horreur et le désastre, c’est encore la guerre d’Espagne, la guerre de 1940, la guerre d’Indochine, le Vietnam, l’Algérie… Le sang, la souffrance, la mort ne se cachent plus. A chaque fois, quelques pièces hautement symboliques, synonymes de l’horreur absolue : pour l’Espagne, une étude de Picasso pour Guernica, ou la photo du Combattant tué de Robert Capa ; pour le Vietnam, la célébrissime photo de la fillette brûlée au napalm, reproduite en très grand format et non recadrée : on voit un autre photographe rembobinant calmement son appareil… La photo L’Enfant juif de Varsovie (gardée au mémorial de la Shoah) en dit long sur le sort réservé aux Juifs. « Pour nous, l’histoire s’était arrêtée », écrivait Primo Lévi.
S’il semble dérisoire de vouloir établir un trait commun entre les divers témoignages de l’artiste, on peut cependant s’interroger sur le rôle de ce dernier, qui devient ipso facto témoin de ce qui n’aurait jamais dû exister. Au XXe siècle, la frontière entre l’art et le reportage est devenue poreuse. Si les peintres officiels du XIXe siècle parvenaient à détourner le sujet de la bataille “glorieuse“ pour montrer la réalité cachée, l’artiste moderne prend souvent parti, sans tabou. L’art n’est plus seulement un supplément d’âme. Il est lui-même combat. Une image, un tableau, une sculpture, une photo peuvent modifier le cours des choses. Comment ne pas se souvenir de la phrase de Picasso: « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements, c’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. »
99 rue Paul Bert 62300 Lens, jusqu’au 6 octobre. 10h-18 h, sauf le mardi. Pour les visiteurs se rendant au musée en voiture, attention : dans la ville, fléchage approximatif.
Merci, cher Gérard Gouttiere, de signaler cette exposition.
Un manuscrit de « Chant de l’horizon en Champagne » est conservé à l’Historial de Péronne. Y en a-t-il un autre à Compiègne?
Rien ne peut échapper à la sagacité des Apollinariens et Apollinariennes ! C’est en effet à Péronne (et non à Compiègne) qu’est gardé le manuscrit du poème. Pardon pour la confusion entre ces deux hauts lieux de mémoire de la Grande Guerre.
J’enrage de ne pouvoir y aller!
Oui bel article et c’est toujours un plaisir de voir une oeuvre de Gromaire. PHB
Belle exposition qui permet de voir le « jeu de la guerre » de Guy Debord, la saisissante photo d’Augusti Centelles d’enfants « jouant à se fusiller » pendant la guerre d’Espagne et des oeuvres d’art brut.
Intéressant aussi d’avoir inclus la Commune et les guerres modernes (Algérie, Hiroshima, Vietnam) dans cette exposition.