La saisissante énigme d’un vieux soldat

Le tort du soldat. Gallimard. Photo: LSDPC’est un frôlement qui aurait pu être une rencontre, peut-être amoureuse, peut-être violente. Mais l’histoire a choisi la tangente. Cet homme et cette femme se contenteront de s’être croisés sans savoir que l’un et l’autre se retrouveront, portant à deux voix un bref récit qui laisse l’impression de rester collé au mur comme après avoir reçu un coup et après avoir fait mille détours aussi sinueux que mutiques.

Soyons clairs, ces 90 pages d’Erri de Luca (Gallimard) sont impossibles à raconter sur un mode exclusivement narratif sans susciter des haussements de sourcils, perplexes sûrement, patients et bienveillants au mieux. Je sais, j’ai essayé. D’ailleurs, l’auteur ne s’y trompe pas, il n’a pas qualifié son ouvrage de roman mais de récit. Autre option : la fiche technique.

Le titre du livre d’abord : « Le tort du soldat ». C’est un vieux criminel de guerre nazi qui donne le titre. Même s’il a fui en Argentine, comme beaucoup de ses « pairs », il ne reconnaît en rien le crime. Seulement le tort du soldat lui apparaît avéré, la faute est inexcusable : c’est le tort d’avoir perdu. Un tort d’autant plus inacceptable que, selon lui qui s’est lancé dans une étude obsessionnelle de la kabbale, la défaite aurait pu et dû être évitée : si les nazis avaient seulement songé à fouiller tous les méandres de la kabbale, ils auraient décelé les pièges, la défaite y était écrite. Aujourd’hui, le vieux criminel qui est revenu en Autriche pour se transformer en facteur muet qui, chaque matin, livre le courrier au centre Wiesenthal, en est convaincu : la kabbale explique l’échec.

Une langue, deux voix, trois personnages. Le yiddish noue ici tous les liens entre l’Histoire et l’histoire. L’auteur en profite d’ailleurs pour en révéler quelques surprises : ainsi le vav, la lettre qui, « placée dans un verbe au futur, le transforme en temps passé, il paraît qu’aucune grammaire au monde ne possède un tel atout ». Le yiddish qui pourrait peut-être dans un emballement de vav multiples réécrire l’Histoire s’il n’avait pas quasiment disparu dans les flammes des ghettos. Erri de Luca donne un rôle-clé de son récit au yiddish : c’est par le yiddish que le soldat sera définitivement défait. Il aura suffi de quelques feuillets de cette écriture étrange, posés sur une table de restaurant, pour que l’odieux personnage croie voir l’étau des pourchasseurs de nazis sur le point de se refermer sur lui.

Après la langue, la première voix est celle d’un narrateur-alpiniste qui aurait pu ne jamais rencontrer, et encore moins remarquer, un étrange couple mal assorti dans une auberge des Dolomites. Et pourtant, ce frôlement entre eux provoquera le suicide du vieux criminel.

Le tort du soldat. Gallimard. Photo: LSDP

Le tort du soldat. Gallimard. Photo: LSDP

Le vieux criminel de guerre n’a pas la parole dans le récit. Il est juste le personnage antipathique dans son reniement de l’horreur, son absence de regrets ou de remords. Rien de surprenant sans doute à ce qu’il soit aussi peu avenant dans sa vie privée : revenu d’Argentine sous un nom d’emprunt, il a épousé à Vienne une femme beaucoup plus jeune que lui dont il a eu une fille ; à l’enfant, il fait croire qu’il est son grand-père et lui impose une vie de dissimulation et de froideur. Il n’est d’ailleurs même pas exclu qu’il n’ait voulu l’entraîner dans son accident-suicide. Elle s’envolera de la voiture décapotable tel un ange.

Elle n’apprend qu’à 20 ans la vérité sur l’homme qui devient simultanément son père et un ancien bourreau. Elle est la deuxième voix du récit. Elle n’explique rien. Elle raconte comment on peut accepter de devenir la fille d’un père pareil sans non seulement lui chercher des excuses mais surtout en plaçant une frontière faite d’un silence impitoyable. Elle cherche à comprendre : « Je me suis décidée à écrire cette histoire pour ceux qui pourront la comprendre mieux que moi. J’espère qu’un lecteur me l’expliquera un jour. Celui qui est partie prenante de l’aventure reste empêtré dedans. Il a besoin d’une main secourable qui la lui démêlera de l’extérieur ».

Nous aimerions être ce lecteur capable de déchiffrer pour elle le jeu des obsessions et des silences qui tisse une toile implacable dans laquelle nous sommes pris à notre tour.

“Le tort du soldat”, récit. Erri de Luca. Ed. Gallimard

 

 

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