La nuit de la Reine ou les cinquante ans d’Ariane

Détail de l'affiche du prochain spectacle du théâtre du Soleil. Photo: Les Soirées de ParisC’était une nuit de juillet, en 2006, dans la cour d’honneur du Palais des Papes à Avignon. Une nuit de festival mais la vaste scène restera vide, elle accueillait « le Théâtre du Soleil » qui y projetait la version cinéma du « Dernier Caravansérail ». On ne peut pas dire que la foule des grands jours s’y pressait. Passer une nuit blanche pour voir un film qui dure cinq ou six heures, cela en ferait hésiter plus d’un et pour moins que ça.

Je connaissais la pièce pour m’en être déjà régalé auparavant, mode scénique version intégrale  à la Cartoucherie de Vincennes, le fief du « Théâtre du Soleil ». Une bouleversante immersion au milieu de ces réfugiés Afghans, débarqués un jour dans le no man’s land de Sangatte et seulement coupables d’avoir fui parmi mille morts celles des talibans ou des mafias ; peuple errant pris en étau entre la peur parfois justifiée des flics et l’espoir irraisonné du rêve d’une Angleterre accueillante. La tête appuyée sur mon épaule droite, mon amie s’était endormie. La tête sur ma cuisse gauche, une jeune comédienne sommeillait également. Nous l’avions rencontrée quelques jours plus tôt au hasard d’une file d’attente et du journal « Le Monde » que je lisais par dessus son épaule.

Quelle heure était-il ? Le temps que  mes voisines se réveillent, le temps aussi que je détende mes jambes courbatues, nous étions  parmi les derniers à quitter la Cour. Ariane Mnouchkine, la « patronne » de la troupe regardait passer les derniers spectateurs. Je me dirigeai vers elle, je lui pris les mains et l’embrassai. Peut-être lui ai-je glissé un petit merci à l’oreille et je m’éloignai pour rejoindre mes deux amies.

Quelle heure était-il ? Nous avions un peu parlé sur les marches, dehors sur la place. Je me souviens qu’un chien errant est passé, nous a regardé avant de disparaître; un couple fatigué marchait main dans la main. Le bleu noir du ciel commençait à devenir laiteux.

« Tu sais que l’on a réservé un théâtre pour onze heure, ce matin?
– On va voir quoi, mon Bruno ?
– Aucune  idée, mais on va peut-être aller se coucher, non ? »

Nous remontions par un dédale de petites rues dégueulant de milliers d’affichettes collées et recollées par des jeunes comédiens venus jouer dans la cité leurs thunes contre une meilleure fortune au paradis des théâtreux. Bientôt les festivaliers allaient partager, café, croissants et imposant programme du « Off ». D’autres s’en iront capter l’air du « In » au Cloître Saint-Louis.

Il est des histoires que j’ai envie de raconter même si elles n’en sont pas vraiment.

La Cartoucherie qui héberge le Théâtre du Soleil. Photo: Les Soirées de Paris

La Cartoucherie qui héberge le Théâtre du Soleil. Photo: LSDP

On peut zapper la télévision. Au cinéma, un film moyen s’oublie facilement, parfois même le temps de franchir la porte blindée qui nous ouvre à la rue. La force du théâtre est qu’il ne laisse pas indifférent, que l‘on soit enthousiasme ou colère. Il y a le texte bien sûr, mais qu’est-ce qu’un texte s’il n’est pas habité ? Mon premier souvenir d’une pièce, je le dois sans doute à Jacques Dufilho dans « Chêne et lapins angoras » de Martin Walser, un paysan qui ne comprend rien à son histoire allemande. Je le revois là, devant moi, hurlant les prénoms de juives internées, serrant ses peaux de lapin…C’était en 68 dans la salle Gémier de Chaillot. Michel Bouquet aussi, plus tard, marchant de ses petits pas sur une scène ronde dans « En attendant Godot » de Samuel Beckett. Le théâtre a besoin de gueule, celle de Robert Hirsch dévorant la pièce « Le gardien » d’Harold Pinter. Isabelle Huppert aussi dans « Quartett » de Heiner Muller d’après  les « Liaisons dangereuses » de Choderlos de Laclos.

Le « Théâtre du Soleil » ? C’est encore autre chose. On ne la voit pas sur scène. Elle est là. Je songe à  Philippe Caubère qui, dans son « Roman d’un acteur », raconte ses débuts avec Ariane Mnouchkine. Une délicieuse caricature d’une personnalité étouffante… même si Caubère en fait trop. Trente-trois heures de monologue peuvent-elles  rester Caubère sans dommage?

Tiens la compagnie du « Théâtre du Soleil » va fêter le 29 mai prochain ses cinquante balais !

Les roulottes qui font face au théâtre. Photo: LSDP

Les roulottes qui font face au théâtre. Photo: LSDP

Quand on arrive à la Cartoucherie, heureux d’être arrivé au bout du bois, elle est là, elle veille sur le guichet où sont retirés des billets réservés. Le spectateur s’est-il glissé dans la file d’attente ? Elle est derrière lui, prête à le rassurer  s’il s’impatiente de la queue  qui ne bouge pas.

Un jour pour « Le Caravansérail», les lumières tardaient à s’éteindre, Ariane Mnouchkine monte sur scène, prend la parole : « Ecoutez, j’ai un problème, il reste quatre personnes, ce serait bête de les renvoyer chez-eux, vous ne trouvez pas ? Allez si chacun se serre un peu… (Rires dans la salle, léger brouhaha, cinq minutes plus tard, Mnouchkine remonte sur la scène.) Ca-y-est, tout le monde est placé, merci, lumière s’il vous plaît ! » Pas grave, même si les places étaient numérotées.

Une autre fois, c’était pendant « Les Ephémères », version 7 heures 30. J’adore le théâtre au long court, même s’il n’est guère compatible avec une prise de médocs fractionnée dans la journée ! Bref, au premier entracte, j’atterris mal au retour dans la réalité de notre monde, léger malaise, dans les quelques minutes qui suivent Ariane était là un verre d’eau à la main. J’ai repris ma place.

Il est des histoires que j’ai envie de raconter même si elles n’en sont pas vraiment.

Le « Théâtre du Soleil » c’est une vraie troupe, une sacrée écriture et un talent rare pour mettre en scène les décors. Une première rencontre, « l’Age d’Or » sous chapiteau à Tours en 1975,  j’en ai retenu des images de  Commedia dell’Arte, des masques de la comédie italienne racontant le monde moderne. Mon premier vrai rendez-vous fut avec « Mephisto » d’après Klaus Mann. L’histoire d’un comédien emporté dans les flots du nazisme. Je me rappelle des deux scènes, de part et d’autre de la salle et un système de sièges basculants qui nous envoyait, d’un côté vers la vie d’une  famille allemande, de l’autre, dans un cabaret  berlinois.

Ariane Mnouchkine n’est jamais simple et pourtant tout est limpide. Quand elle monte Shakespeare, « Richard II », « Henri IV », c’est d’abord pour les traduire en russe avant de retraduire les textes en français. Je vous dirai que je m’en fiche  vu que je ne lis ni l’anglais ni le russe, et pourtant n’est-ce pas cette alchimie qui fait que j’en ai gardé longtemps après, quelques images ?

Le programme du Théâtre du Soleil à l'affiche sur une vitrine de bistrot à Paris. Photo: LSDP

Le programme du Théâtre du Soleil à l’affiche sur une vitrine de bistrot à Paris. Photo: LSDP

Sur l’immense scène du « Dernier Caravansérail » des fragments de décors se meuvent sur roulettes et c’est tout un monde qui se raconte. Les acteurs jouent dans leur langue, des Afghans, Français, Russes… Et pourtant nous voilà scotchés sur place. Il faut dire que la première partie s’ouvre sur une scène d’anthologie, le passage d’Afghans en fuite sur un pont de singe au dessus d’un fleuve déchainé (une immense toile de soie agitée par des dizaines de mains). Pour « les Ephémères », on retrouve ces mêmes supports à roulettes, mais passant comme des défilés de mode au milieu des spectateurs. Cette fois nous sommes transportés dans une histoire de famille et ses secrets…

Mais la somme de tout ce travail ne se résume-t-elle pas dans « les Naufragés du Fol Espoir », une des dernières créations ? Une trentaine de comédiens sur scène, non pas plantés, là, mais chacun dans son rôle. Tout bouge, tout se déplace, ça court,  ça joue… la signature du  « Théâtre du Soleil ». On assiste au tournage d’un film muet, on est sur les glaces de Patagonie. Mais il y a le jeu et l’esprit du jeu, un humanisme qui nous submerge, la paix des hommes pour étouffer l’incendie qui nous menace et à la fin quand les lumières nous renvoient à notre monde, n’avoir qu’une simple envie, embrasser Ariane et lui dire merci.

Entretien avec Ariane Mnouchkine

Les Naufragés du fol espoir

 

Cartoucherie – Théâtre du Soleil
Adresse : route du Champ de Manœuvre
75012 Paris
Métro : Château de Vincennes (1)
Bus : Cartoucherie (112)
Réservation : 01.43.74.24.08 Lun au sam 11h-18h
Site web : www.theatre-du-soleil.fr

Macbeth (jusqu’au 20 Juin, humm, complet)
Les Nomades, western philosophique
(Du 30 avril au 13 juin 2014)
Ignatius, des idiots et des fous
(Du 7 mai au 15 juin 2014)
À partir de 17,50 € pour tous au lieu de 25 €

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4 réponses à La nuit de la Reine ou les cinquante ans d’Ariane

  1. Daniel M dit :

    Bruno,
    Avec le théâtre du soleil même sept heures c’est court.
    Tu ne parles pas de 1789 et 1793. Peut être que tu n’as pas vu ces pièces. Pour moi c’est la découverte de l’innovation théâtrale. Pour 1789 les tréteaux qui nous transportent vers cette révolution. Pour 1793, l’éclairage qui nous laisse durant tout le spectacle dans la lumière du jour. Et pour moi depuis cette représentation la bataille de Valmy et son moulin n’ont plus le même regard.

    • Bruno Sillard dit :

      1789 a été monté zn 1970, 93 en 72. J’étais un peu jeune pour aller de Niort à Vincennes, mais effectivement dans une précédente version de ce texte, je parlais de mes regrets de ne pas avoir vu ces représentations.

  2. Fabienne M. dit :

    Jérôme Savary, Ariane Mnouchkine ….deux « personnages » rencontrés avec bonheur ! un autre théâtre ou peut être pas ! On a partagé la culture et la nourriture ! De merveilleux souvenirs.
    On attend les créations avec bonheur…même si Savary est parti pour jouer avec d’autres !

  3. de FOS dit :

    Des histoires comme cà, on ne s’en lasse pas.

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