90 ans aujourd’hui

Portrait d'Apollinaire par Picasso. Editions de l'esprit nouveau. Photo: Les Soirées de ParisC’est drôle parfois comment les événements chanceux s’organisent en fonction d’enchaînements complexes. Il suffit par exemple, un 17 avril 2014, d’aller récupérer un ami au sortir d’une clinique d’où il venait de sortir pour une coloscopie. Et que cet ami décide de revenir à pied chez lui par un itinéraire fantaisiste. Puis de pénétrer chez un libraire de la rue Bréa et d’en repartir avec deux ouvrages que l’on recherchait depuis longtemps sous le bras.

Il s’agissait d’abord d’une revue entièrement consacrée à l’écrivain Guillaume Apollinaire et éditée quatre vingt dix ans auparavant, en avril 1924, par les Editions de l’Esprit Nouveau. Cette revue qui tombait quelque peu en lambeaux donnait, chose fort rare, une idée du cours du lambeau et laissait surtout pantois par la somme des témoignages portant sur l’éminent poète.

En faire la recension serait sans un peu long mais rien qu’en glanant quelques détails au hasard, la richesse de cet opuscule non paginé réjouit. Au milieu du témoignage de l’écrivain Paul Dermée, lequel co-organisa à la fin de 1916 un fameux banquet voué à Apollinaire, il apparaît la reproduction d’une aquarelle d’Apollinaire moins intéressante au fond que sa légende puisqu’il y est mentionné qu’elle appartenait au docteur Tzanck. Bigre, bigre, mais qui était-il ?

Eh bien il s’appelait Arnault Tzanck et il était né en 1886 en Ossétie du Nord. Encore connu des fins spécialistes de l’art, il  était surtout considéré comme un pionnier de la transfusion sanguine et fut notamment épris de Marie Laurencin, peintre et célèbre compagne de Guillaume Apollinaire, information qui fait sans nul doute le lien avec le fait qu’il détenait une aquarelle du poète. Il est mort en 1954 et sa fiche Wikipédia précise qu’il disait « pourquoi croire quand on peut savoir ».

Une autre pépite de ce magazine qui s’émiette au fur et à mesure que l’on en tourne les pages hélas,  est le témoignage de l’artiste Francis Picabia qui racontait comment Guillaume Apollinaire adorait les virées automobiles tout comme fumer de l’opium entre amis. Il y est également question de ce fameux voyage à Etival en 1913 avec Picabia et Marcel Duchamp dans une Peugeot sportive et aussi, mais c’est bien plus drôle, comment un soir où Guillaume Apollinaire ne retrouvant pas la cravate de son smoking, Francis Picabia lui en peignit une sur sa chemise à l’encre de Chine… S’ensuit une touchante lettre d’Apollinaire qui entre autres nouvelles depuis Nîmes en décembre 1914, lui en donne de sa chatte Pipe, recueillie par sa femme de ménage.

Le portrait d'Apollinaire par Marcoussis, inclus dans la revue des Editions de l'esprit nouveau. Photo: Les Soirées de Paris

Le portrait d’Apollinaire par Marcoussis, inclus dans la revue des Editions de l’esprit nouveau. Photo: Les Soirées de Paris

Quel concentré de richesses que cette revue pour qui s’intéresse à l’auteur de « Zone » ! Elle contient également, une reproduction détachée et en couleur du beau portrait cubiste que fit d’Apollinaire le peintre Marcoussis. En vérité il s’appelait Ludwig Casimir Ladislas Markus mais, sauf erreur, c’est Apollinaire (lequel en avait rebaptisés bien d’autres tel Saint-Jean) qui lui avait trouvé ce nom plus simple à partir d’une commune des Yvelines plus connue désormais pour son stade de football.

Une dernière trouvaille permettra d’enchaîner sur une autre. Vers la fin de la revue figure un intéressant courrier d’Apollinaire adressé à ce poète mal connu Paul Dermée. Il lui écrit en mars 1917 que « tout bien examiné, je crois, en effet qu’il vaut mieux adopter surréalisme que surnaturalisme que j’avais d’abord employé. Surréalisme n’existe pas encore dans les dictionnaires, et il sera plus commode à manier que surnaturalisme déjà utilisé par MM. les philosophes ». On sait depuis, la carrière qu’a fait le mot surréalisme et les mondes qu’il a contribué à ouvrir.

Toujours dans cette même librairie justement figurait par ailleurs un livre fort rare de Paul Dermée, édité à 366 exemplaires en 1939 et titré « Jours de fête ».  Il s’agissait de l’exemplaire numéro 39 que l’écrivain avait dédicacé à un certain José Corti dont la notoriété s’est quelque peu diluée depuis. Une notice précise qu’il s’appelait Corticchiato (1895-1984), d’origine corse, et qu’il avait ouvert dès 1925 une librairie au 6, rue de Clichy à Paris avant d’éditer la plupart des auteurs et amis surréalistes, comme Breton, Éluard, Aragon, Char, Péret, Crevel, Dali.

Quelqu’un s’était donc démené de très haut ce 17 avril 2014 pour que le délégataire provisoire des Soirées de Paris empoche la somme incroyablement élevée d’événements imprimés et de personnages liés les uns entre les autres par un fil si plein de vie que l’on a du mal à les croire tous vraiment morts.

Dédicace de Paul Dermée à José Corti. Photo: LSDP

Paul Dermée à José Corti. Photo: LSDP

PS: Ce Dermée écrivait des choses étranges comme: « Les poissons à longues moustaches tactiles rôdent sur le fond, et ceux qui ont des phares près des yeux se lancent comme des trains » ou encore, en bien plus beau: « Jour après jour une perruche, amoureuse des belles fleurs de l’aventure, cueillait du bec les messages qui lui venaient par les airs de toutes les villes du globe, et en faisait pour nous un miel ineffable d’espérance« .

 

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9 réponses à 90 ans aujourd’hui

  1. esquirou dit :

    Bon anniversaire et bon nouveau centenaire à tous les amoureux, pleins de vie, d’Apollinaire et de la fantaisie- surréaliste ou non ! que l’on se démêne encore un peu pour Philippe, de très haut ou d’ici bas – avec, ou plutôt sans coloscopie. Bises Martine

  2. Pascal dit :

    Les histoires de fondements… il n’y a que ça de vrai! Merci Philippe

  3. Steven dit :

    On voudrait davantage lire de ce Mr.Dermée. S.

  4. de FOS dit :

    Pareil chanceux de dénicher ces trouvailles a-t-il songé à prendre un billet de loterie ?

  5. jmcedro dit :

    La chance et le talent vont souvent de concert…

  6. Doubitchou dit :

    Je viens de trouver un exemplaire de l’Apollinaire relié qu’on jurerait neuf , rebut d’une bibliothèque municipale. Je confirme, il s’agit d’un pur bijou d’une richesse aussi improbable qu’extraordinaire ! Me voilà une fois encore chineur comblé

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