Quand l’estomac d’un Parisien commence à émettre ses premiers signaux d’alerte, son cerveau passe sur la fonction radar. Son regard trie rapidement les enseignes et écarte tout ce qui est trop « fast », bio, branché. Il y a des jours où le vrai Parisien veut manger normalement. Et celui-là, ce 2 décembre 2013, avise le menu affiché à l’extérieur d’un bon vieux bar-tabac et succombe instantanément à l’irrésistible promesse d’une saucisse de Montbéliard affichée comme plat du jour sur l’ardoise extérieure.
C’est là que les choses ont pris un tour intéressant et par instants surnaturel. Situé dans le périmètre des Arts et Métiers, la devanture du lieu, probablement inchangée depuis les années soixante dix, laisse soupçonner une gestion à l’auvergnate, avec un patron présentant tous les signes d’un syndrome d’hypertrophie coronarienne doublé d’une thrombose associée au Cantal vieilli en cave. Quelque part, pour qui vient avec une envie de saucisse, la présence de ce genre de personnage est rassurant sur la qualité présumée du plat, quoique souvent à tort.
Mais voilà, comme beaucoup de bar-tabac parisiens désormais, celui-là avait été repris par des Chinois. Lesquels font tomber drôlement les préjugés. La plupart du temps leur accueil est plus agréable que de la part d’un bougon du Puy-de-Dôme ou de l’Allier qui attend sa retraite (et qui finit par la prendre donc). Ces nouveaux gérants venus du pays des dragons ont ceci de particulier qu’ils laissent en général le décor intact et surtout ils reprennent la plupart des codes du genre bistrotier avec une capacité d’assimilation qui frise la prestidigitation.
A la question « elle est servie avec quoi votre saucisse de Montbéliard », le tenancier répond avec un l’air débonnaire de quelqu’un présent depuis cinquante ans derrière son comptoir : « purée maison et salade ». Excellent le plat en question il faut bien dire. Et le patron, parfaitement à l’aise, blague alternativement en français avec le client qui s’échine à décrocher une partie gratuite sur le flipper et, dans sa langue natale, avec de toute évidence un client partageant la même origine.
C’est drôle d’observer les consommateurs de passage, ceux que l’on devine surpris via une très légère mimique d’étonnement, un bref mouvement de sourcils, devant ce patron bonhomme et pour autant lointain descendant de Confucius et de Lao Tseu. Et puis la vie reprend son cours, parce que la surprise est bonne en fin de compte, que la saucisse de Montbéliard est bien goûteuse en marge de sa purée maison au beurre et que le patron vous dit gentiment « à bientôt ».
Non, ce qui serait encore plus drôle, c’est qu’un très vieux citoyen à nattes de Shanghai pousse la porte de son bistrot favori pour se voir servir son riz blanc et ses crevettes par un taulier natif d’Aurillac, éperdu de nouveaux horizons, et qui aurait brutalement pris la tangente sur les brisées de Marco Polo.
Hier, à Paris, je déjeunais dans un restaurant japonais, installée derrière la vitre qui donnait sur la rue. Deux touristes natifs du pays du Soleil-Levant sont passés. Intrigués ils se sont arrêtés pour me regarder, la femme me désignait du doigt à son mari qui hochait la tête. Dans mon bocal, examinée comme une chose curieuse, je me suis sentie comme une tranche de poisson allongée sur un lit de riz blanc.
Un ami thaïlandais, ignorant tout de la langue de Molière, s est trouvé un jour immobilisé par une entorse dans un village de Haute Corse traversé par le GR20. Après 24heures d observation aussi mutuelle que muette, entre cet ami et les habitants du village, l’ami thaï qui se sentait plus étranger que jamais, n avait toujours rien mangé, n osant entrer dans l unique café épicerie. Et il a fallu qu un môme corse, passionné de boxe thaï, il en existe au moins un, ose s approcher pour que, en quelques minutes, les protagonistes passent de la défiance distante à un genre d entente cordiale. La boxe thaïe a permis un jour à un natif du Siam de devenir un inconditionnel du saucisson de sanglier…