Un jour elle constata via une très rare action de strabisme volontaire que le petit compartiment de la contreporte de son frigidaire était vide. Et qu’il était ainsi vacant depuis sûrement longtemps. Marie-Agnès, qui au passage aimait beaucoup son prénom, estima après un bref regard au plafond accompagné d’un froncement de sourcils, que cela faisait au moins cinq ans qu’elle n’avait pas acheté de beurre.
Oh bien sûr il lui était arrivé d’en manger de ci de là, une à deux fois l’an, dans les rares restaurants qui apportaient encore à leurs clients un micro-beurrier destiné à patienter. En faisant le compte, elle en goûtait à peu près au même rythme que le caviar. L’étalonnage était éloquent.
En coupant le son de la télévision, Marie-Agnès fit le point. En quelques années elle avait, sous la pression, abandonné le sucre, le tabac et le beurre. Pour le sucre, à dire le vrai, c’était sans regrets. Le sucre tue la saveur. En ce qui concernait le tabac, il lui arrivait de transgresser sa propre ligne de conduite seulement deux à trois fois par semaine, ce qui était la meilleure façon selon elle, de tenir le coup.
Pour le beurre c’était autre chose. Un jour elle n’avait plus acheté de beurre et enchaîné sur la margarine pour prévenir le manque puis elle s’était mise à l’huile d’olive, le karma d’altitude des zinzinzinologues.
Ah les tartines, mais comment sa mère aurait jamais pu avoir l’idée d’empoisonner sa fille en lui recommandant de garnir de beurre ses biscottes, ses toasts ou sa baguette tranchée ? Quelques années auparavant, les journaux qu’elle lisait chez le coiffeur avaient commencé par recommander le bannissement du beurre, avant de l’éradiquer de leurs sommaires car le beurre n’était même plus un sujet.
Mais un jour qu’elle avait moralement calciné tout ce qui faisait que sa vie était devenue une astreinte, un carcan, un corset, il lui était revenu une envie de beurre en doux, super-doux, salé et demi-sel. Une telle fringale l’avait saisie, au point qu’elle sentit son cerveau prendre une posture de motte. Ce qui la conduisit séance tenante à tirer un bord et non un beurre, vers la Normandie, l’une des régions françaises les mieux connues pour ses laitages.
Et à une heure de Paris par Saint-Lazare, on lui indiqua comment trouver facilement une crèmerie où le verbe baratter avait encore un sens intelligible, solide, contrairement au baratiner névrotique des nutritionnistes.
Le temps ici n’avait pas suspendu son vol. On y barattait en continu la crème du lait sous l’œil bienveillant de générations de crémiers cinq fois millénaires. Beurres et crèmes, le patron et la patronne ne vendaient que des bonnes choses lactées pour avoir de bonnes joues bien rondes, bien fraîches et rehaussées de rouge par temps frais. Si les vikings s’étaient implantés dans la région disait-on, c’était à cause du beurre, des gâteaux aux beurre, des gibiers et poissons servis à la crème. Le beurre cuisiné avait rendu le viking sédentaire sinon aimable. Le viking c’est comme la sole, c’est meilleur au beurre qu’à la vapeur.
Tout en mangeant une deuxième bouchée de pain additionnée de beurre demi-sel, assise sur une bitte d’amarrage face à la Seine, Marie-Agnès songeait aux gants couleur de beurre frais qu’il était convenu d’enfiler avant une demande en mariage. Elle chantonnait aussi l’air de cette dame Tartine qui vivait dans un palais de beurre frais et de murailles en praline.
Avec tout ça midi allait bientôt sonner à l’horloge de l’hôtel de ville et elle se mit en quête d’une auberge où on lui servirait quelque bonne viande au four bien arrosée de crème et accompagnée de haricots…au beurre. Le patron la regarderait avec bienveillance spéculait-elle, et il aurait le ventre ceint d’un large tablier blanc. Le beurre la rendait sentimentale.
J’ai fermé les yeux, et j’ai revu cette motte de beurre sur la plage arrière de la Dauphine ; l’été elle menaçait de s’enfuir de l’assiette, l’hiver elle restait bien ronde avec ses petites marques à la cuillère à pot …. c’était un produit qui changeait selon le temps, la nourriture des vaches , l’humeur de la « baratteuse » !
Comment a-t-on pu, par des oukazes, tenter de remplacer cette chose si onctueuse et si jaune qui ne peut que faire du bien ?
Quant à mettre le doigt dans un petit pot de vraie crème …..
Merci pour votre texte, à consommer dès le petit déjeuner !
JH
baratin sur la baratte, voilà qui donne Sacré_ment faim !
On ne peut faire l’éloge du beurre sans rappeler qu’il réconcilia catholiques et protestants. En effet de l’édit de Nantes naquit le beurre blanc …nantais. Nantes n’est là que par hasard, mais il faut savoir que l’église ne plaisantait pas avec les jours gras et les jours de carême. Même si le peuple était généralement contraint à faire carême tous les jours, les nobles et riches bourgeois ignoraient le beurre. Les jours gras, on lui préférait le lard ou le saindoux, et les jours maigres on lui préférait l’huile. Au XVIème siècle, la Réforme protestante autorisa le beurre tous les jours. Sage mesure, il n’y avait pas plus simple et bon marché à produire. La papauté y vit là une menace à son autorité et comme il faut savoir perdre une bataille pour ne pas perdre la guerre, elle s’est empressée d’y autoriser la consommation de beurre en Carême, favorisant à la fois une cuisine plus grasse que par le passé et encouragea les cuisines à inventer de nouvelles recettes… un brochet beurre blanc par exemple, n’est-ce point là un superbe plat pour carême, non ?
Et la raie au beurre noir, alors !