John Kerry n’est pas resté longtemps en Moldavie, ce petit pays coincé entre l’Ukraine et la Roumanie. A peine quatre heures au début du mois de décembre 2013, heures au cours desquelles les habitants de Chisinau, la capitale, ont vu passer et repasser l’imposant cortège officiel. « Repasser », car sur les quatre heures, John Kerry s’en est allé se rincer le gosier à Cricova, sans doute la plus vaste chapelle à vins d’Europe en nombre de kilomètres.
« L’ami américain » est resté trente minutes chrono dans les caves, contrairement au cosmonaute Youri Gagarine qui en son temps avait cru bon d’y étudier toute la nuit…
Ce déplacement d’un officiel américain de ce niveau ne s’était pas produit depuis 20 ans. Il est lié dans l’ordre à l’actualité ukrainienne, au fait que le gouvernement moldave s’était déclaré en faveur d’un rattachement à l’Union européenne et qu’en mesure de rétorsion, la Russie avait décrété un embargo sur le vin moldave.
L’alibi était donc tout trouvé pour John Kerry de tirer un bord jusqu’à la petite ville de Cricova, commune qui se caractérise par la présence d’une prison qui ne fait pas envie et la présence d’une exploitation de calcaire comprenant 120 kilomètres de souterrains dont un bon quart réservé aux vins moldaves.
La Moldavie peut être fière de ses vins, qu’en mesure de rétorsion boomerang elle exportera désormais aux Etats-Unis, selon une promesse de John Kerry. On y trouve en barriques, tonneaux et bouteilles toutes les couleurs possibles du vin et même des pétillants élaborés selon la méthode champenoise ou celle d’Asti en Italie. Le tout est la propriété de l’Etat moldave lequel entretient par ailleurs de prestigieux compartiments offerts aux officiels en visite.
John Kerry y a désormais sa réserve (500 bouteilles) aux côtés de celles de Vladimir Poutine, Angela Merkel ou encore Herman Achille Van Rompuy, le président du Conseil européen. Nul chef d’Etat français n’y ayant fait escale, la réserve tricolore reste à créer, en dépit de la présence de très nombreux crus de prestige de chez nous comme des Romanée Conti d’avant-guerre. A noter que les quelque 3000 bouteilles du sinistre maréchal Goering sont toujours là.
John Kerry ne sera pas resté suffisamment longtemps pour prendre le pouls d’une population laquelle ne demande qu’à émigrer et qui, avant même de dire bonjour, s’enquiert auprès de ses visiteurs quelle mouche les a piqués pour débarquer à Chisinau. En même temps il s’affiche sur les murs de la ville un assez fort nationalisme.
Pour les Français, la Moldavie c’est Tintin dans le Sceptre d’Ottokar et la base de lancement de la fusée XFLR20 dans Objectif Lune. Peut-être que lors de ses vacances à Saint-Briac sur Mer, John Kerry avait-il lu avec son cousin Brice Lalonde ces deux albums d’Hergé, mais la question ne lui a, semble-t-il, pas été posée lors de sa conférence de presse.
Ce confetti de l’ex-fédération soviétique dont l’histoire remonte à Louis d’Anjou et plus récemment ancienne partie intégrante de la Roumanie, est aujourd’hui particulièrement isolé. Peut-être qu’à travers les vitres fumées de son véhicule officiel, John a pu se faire une minuscule idée de Chisinau, dont la situation actuelle se mesure à l’état de ses immeubles.
Il y a ceux qui sont habités et pas forcément habitables, ceux qui ont été habités et aujourd’hui abandonnés et ceux que l’on a commencé a construire et qui restent inachevés jusque dans le quartier des ambassades. A un bout de l’avenue principale Stefan cel Mare (le Vercingétorix local), se trouvent deux hôtels qui à eux seuls résument l’état des lieux. L’hôtel Chisinau et ses six étages de chambres est le premier établissement hôtelier à avoir été construit (par un architecte allemand) en Moldavie voilà plus de cinquante ans.
Du plus pur style soviétique et d’une désuétude déconcertante, il n’était fréquenté au mieux que par trois clients en ce mois de mars 2014 soit beaucoup plus que la somme de ses employés qui s’y ennuient à périr tout en le maintenant dans un état de propreté clinique. A un jet de pierre de l’établissement, l’hôtel National, de facture plus récente, est tout simplement abandonné et démuni, jusqu’au moindre interrupteur, de tout ce qui pouvait y être récupéré. Tout le problème de la Moldavie est là. Qui pourrait bien avoir envie d’y aller.
Pourtant Chisinau n’est pas sans charme, soustraction faite de ses trottoirs régulièrement défaits par les tremblements de terre. La population qui s’exprime tout à la fois en russe et en moldave (avec une préférence pour ce dernier idiome) est plutôt affable avec les visiteurs mais sans aucune espèce de débordement. Dans ce décor désolé dont on a achevé la quintessence en deux jours, c’est finalement l’humain qui s’en sort le mieux par un effet de révélation.
Mais ça, John Kerry n’a pas pu avoir le temps de s’en rendre compte. Sa visite miraculeuse désormais matérialisée par la bannière étoilée devant une cavité souterraine de Cricova, aura au moins eu le mérite de mettre un coup de projecteur sur ce petit pays grand comme la Belgique et qui, en dépit de sa poche territoriale de la Transnistrie (sécessionniste, prorusse et reconnue par presque personne), n’aspire qu’à intégrer l’espace magique européen. En souvenir inconscient de Louis d’Anjou qui créa au quatorzième siècle la « Marche » de Moldavie et désormais avec le soutien de l’ami John.
PHB
Je crois qu’il faudra désormais ajouter « The Grand Budapest Hotel » comme référence moldavo-syldave… Le film de Wes Anderson sera peut-être vu plus tard, quand l’Histoire aura de nouveau dérapé comme une annonce de ce dérapage fatal…
Merci pour cette intéressante parenthèse moldave !
Je vous joins mon article sur « The Grand Budapest Hotel » en ligne sur le site Froggy Delight :
The Grand Budapest Hotel
Wes Anderson février 2014
Réalisé par Wes Anderson. Etats-Unis. Comédie. 1h40 (Sortie 26 février 201). Avec Ralph Fiennes, Tony Revolori, F. Murray, Mathieu Amalric, Jeff Goldblum, Saoirse Ronan, Abraham, Adrien Brody, Tilda Swinton, Willem Dafoe, Harvey Keitel, Owen Wilson et Jude Law.
Michel Gondry et Jean-Pierre Jeunet devront en convenir : Wes Anderson les bat à plate-couture dans le genre « films pour enfants pour grands ».
Il n’a pas besoin de leur CAP bricolage pour bâtir un univers onirique posé dans un décor irréel. Il n’a pas besoin de « tronches » caricaturales pour rendre singulières et originales les aventures qu’il conte. Il n’a pas besoin de passer par des effets spéciaux époustouflants pour rendre spectaculaire son récit.
« The Grand Budapest Hotel » n’est donc pas la grosse machinerie que l’on pourrait craindre. Certes, jamais dans un film d’Anderson le décor n’aura eu autant d’importance et il faut tout de suite féliciter Adam Stockhausen pour avoir conçu cet hôtel hors normes dans lequel vont se déplacer tant de personnages, vont se nouer tant d’intrigues.
Certes, Wes Anderson a sans doute pensé à Karel Zeman et aux photos de Plonk et Replonk (qu’on aura avantage à consulter sur leur site) pour construire ce Grand hôtel magique, nid d’aigle au milieu de montagnes crémeuses desquelles émergent dans un ton chromo des taches vertes ou grises, comme les tenues d’Edward Norton incarnant Henckels, le capitaine de la police militaire de Lutz, qui pourrait être tout aussi bien militaire syldave que premier flic de cette improbable république de Zubrowska…
Pour conter l’histoire de Zéro Moustapha, garçon d’ascenseur devenu de la plus inattendue des façons directeur de l’hôtel et par la même occasion, et celle de son mentor le facétieux « Monsieur Gustave », Wes Anderson dit dans le générique s’être inspiré des romans de Stephen Zweig.
C’est une belle référence, même si, comme le reste, on se doute qu’elle est plus virtuelle que réelle. Dans cette bande dessinée, ou ce serial, où tout est prétexte à rebondissements et à digressions, il n’y a qu’une seule chose qui compte : le rythme.
On sera happé par ce rythme et épaté par le talent d’Anderson qui peut, soudain, freiner son récit et donner ainsi l’occasion à son spectateur de vivre quelques minutes de répit, puis de dépit quand il découvre que le Grand Budapest Hotel n’est plus que l’ombre de lui-même.
Mais ce Grand Hotel ne serait rien sans ses occupants : jamais film n’aura fourni autant de rôles à des comédiens tous heureux de jouer dans une partition pleine d’humour et d’émotion. On retiendra particulièrement la prestation magnifique de Ralph Fiennes, âme autant de l’hôtel que du film, et de son disciple Zero, tour à tour enfant forçant le destin joué par le jeune et tonique Tony Revolori, et vieillard nostalgique mais toujours rêveur sous les traits de F. Murray Abraham. Et que dire des « méchants » Willem Dafoe et Adrien Brody ?
Il faudra voir et revoir « The Grand Budapest Hotel » de Wes Anderson pour en saisir toutes les astuces et les subtilités. Bourré de références sans avoir besoin de jouer la distante connivente, ce film foisonnant sera un régal pour tous car, « film pour enfants pour grands », il réussit aussi le tour de force d’être un « film pour adultes pour petits ».
Philippe Person
Qui pourrait bien, désormais, n’avoir pas envie d’y aller?…
Qu’importe le flacon moldave pourvu qu’on ait l’ivresse Cricovienne.
Très bon article papa