Il devait se faire vers les 18 heures, je suivais un copain, qui était aussi directeur d’un superbe théâtre dans la banlieue rouennaise. Le soir même Claude Nougaro y donnait un récital et j’avais demandé l’autorisation d’assister à ses répétitions. Mon pote accepta à condition que je les regarde du haut d’une cabine technique, il ne savait pas comment le chanteur pouvait réagir surtout s’il apprenait qu’en plus j’étais journaliste.
Peut-être ne se serait-il rien passé, mais pour l’heure je m’étais assis au côté du projecteur de « poursuite », celui qui suit les mouvements d’un artiste sur scène, un jet de lumière blanche pouvant éclairer une simple main ou le chanteur complètement.
Sur la scène, un musicien était à l’œuvre, il bidouillait avec une impressionnante clef dans un superbe piano à queue. J’apprendrais plus tard, que la plupart du temps lors des tournées, le piano n’est pas sous la responsabilité de l’artiste mais sous celle d’un accordeur qui loue ses services avec son piano, à charge pour lui, de le bichonner lors des transports, de veiller à ce que ses marteaux et cordes ne se grippent pas, de guetter un courant d’air trop sec ou trop humide qui pourrait lui faire perdre ses fragiles harmonies en même temps que la confiance du pianiste.
Je regardais amusé un technicien qui tirait sur le sol un fil, le branchait, le débranchait, se levait, disait quelque chose, s’agenouillait à nouveau. Un personnage digne du cinéma de Tati !
La chanson française a connu sa révolution dans les années cinquante. Avant, disons avant guerre, la chanson était portée par des artistes à voix, il n’y avait pas de micro, des voix riches en trémolos et autres effets. Dans cette paléontologie musicale, Tino Rossi fut bien l’un de ces derniers dinosaures à essayer de survivre au milieu de champs de microphones.
L’inventeur de la chanson moderne fut incontestablement Charles Trenet. Mon pote, celui qui m’a laissé dans la cabine de « poursuite » m’avait expliqué que derrière une orchestration un peu vieillotte, la musique de Trenet traduite en accord de guitare est complètement dans l’air du temps. Si l’on rajoute la poésie des textes, pas étonnant que Brassens connaissait par cœur l’intégrale du « Fou chantant ». Et derrière, chacun dans son genre mais toujours avec des mots de poètes, les Brel, Ferré, Aznavour ou Barbara, mais aussi avec un moindre succès, Henri Tachan, Jacques Debronckart, François Beranger (je vous invite à aller sur YouTube pour découvrir ce petit monde qui avec Jean Roger Caussimon , Bernard Dimey courraient le cachet de cabaret en cabaret, surtout rive droite à Paris).
Claude Nougaro lui aussi. Il réussira à faire jouer la folle rigueur de ses mots avec la liberté encadrée du jazz. Comment ne pas écouter et réécouter cette chanson, « A bout de souffle » que le « Blue rondo a la turk » de Dave Brubeck transforme en un vrai polar, ou le « Dansez pour moi » si pleine de sensualité avec la musique de Count Basie. Non seulement Nougaro s’inscrit dans un courant de la chanson, mais il a crée un style jamais imité.
Bon, je cause mais tiens, un mouvement chez les musiciens qui jouaient quelques accords sur la scène. Maurice Vander, le pianiste de jazz compagnon de tournée de Nougaro rentre sur la scène, pas un seul regard même rapide ailleurs, pas un salut, il se précipite vers le piano. L’accordeur se tient prêt à intervenir, non tout à l’air d’aller.
Claude Nougaro entre à son tour suivi par le directeur du théâtre. Sans un mot, ni salut, ni regard vers les musiciens, il n’a d’yeux que pour la salle qu’il pénètre en arpentant la scène comme un fauve va et vient sur le bord de sa cage. Il a l’air content, la réverbération du son est bon, « avec le public, ça donnera plus de … » Je ne sais plus, je n’ai pas noté. Il se retourne, fait la bise à ses musiciens, leur lance « allez, Une petite fille ». Il chante, vingt secondes peut-être, il s’arrête, mon pote est un peu tendu… « Elle est très bien cette salle, allez on va manger quelque chose ». Vander s’est-il aperçu qu’il y a une scène au-delà de son piano ? Tout le monde quitte la scène, sauf l’électricien, toujours à quatre pattes.
Les années 70 furent tragiques pour la chanson française. Le rock, le pop déferlaient comme un véritable tsunami. Je me souviens des quelques spectateurs pour Caussimon ou Mouloudji, moins d’une centaine pour Felix Leclerc et un carré d’herbe pour Trenet à la fête de l’Huma. Et pourtant c’est le triomphe de ce dernier, il est vrai tenu à bout de bras par Higelin, lors d’un des tous premiers Printemps de Bourges qui remit en selle les anciens, du moins à travers leurs disques. Nougaro continua son chemin en mariant ses textes avec leurs phrasés, leurs chants propres aux mots, à des musiques du monde, africaines, brésilienne, américaines… Locomotive d’or, Bidons, Nougayork… ou l’Ile de Ré.
La nuit est tombée, le parking du théâtre se remplit. La salle s’éteint. Tout à l’heure, c’était cinq ans avant sa mort, le 4 mars 2004, j’avais vu un petit père dont un polo soulignait le ventre. Là le projecteur de poursuite dessine son visage, il chante transfiguré : « Je suis un petit toro… »
Un « toro » qui donnait envie de toréer jusqu’au bout de la nuit…
« Ecoute, tais-toi et écoute, une voix où roule un torrent de cailloux. Ecoute… »
O mon païs, ô Toulouse, ô Toulouse
Je reprends l´avenue vers l´école
Mon cartable est bourré de coups de poing
Ici, si tu cognes, tu gagnes
Ici, même les mémés aiment la castagne
O mon païs, ô Toulouse
Un torrent de cailloux roule dans ton accent
Ta violence bouillone jusque dans tes violettes
On se traite de con à peine qu´on se traite
Il y a de l´orage dans l´air et pourtant
L´église St-Sernin illumine le soir
D´une fleur de corail que le soleil arrose
Une fleur de corail que le soleil arrose…
Nougaro était de ces musiciens qui ne sont l’imitation de personne. S.
Pour Claude Nougaro, la chanson était « un art mineur, mais mineur de fond ».
Le spectateur, qui se laisse enchanter pendant deux heures, n’a souvent aucune idée du labeur artisanal, souvent peu gratifiant, des groupes de saltimbanques.
Merci de cet instantané qui nous a fait revivre Nougaro boxant avec les mots dans le halo blafard de la poursuite.
Superbe évocation. Merci Bruno de nous avoir introduit dans la cabine de poursuite pour voir le boxeur des mots dompter la bête aux douze pieds qui marche sur la tête.
La bête aux douze pieds qui marche sur la tête? Je cherche mais je ne trouve pas…
http://musique.ados.fr/Claude-Nougaro/Vive-L-alexandrin-t8831.html
je possède un DVD du Grand Claude , il est parfait ses registres en osmose avec ses musiciens d’exception , sont d’une richesse sans fin et inégalé à l’heure actuelle , mon plus grand regret , de n’avoir jamais eu l’occasion d’assister à un concert . Je ne me lasse pas de l’entendre .