Une longue file d’attente de corps efflanqués et crasseux qui attendaient, les pieds dans la poussière de sable, le moment de passer à la douche. On en comptait près de cinq mille. Ils attendaient sans impatience apparente, de franchir les différentes étapes qui les conduiraient vers la sortie et pour certains, vers leurs familles.
Un logisticien avait travaillé la question quelques jours plus tôt. L’objectif était de rendre tous ces hommes le plus présentables possible. Il fallait qu’ils se lavent et qu’on leur fournisse des vêtements propres. Ce n’était pas simple car il fallait aller vite. Chaque étape vers la sortie avait été chronométrée à l’avance ce qui faisait que chaque prisonnier libéré aurait un temps imparti pour se doucher, se laver les dents et s’habiller des treillis neufs mis à disposition par l’organisation.
L’information s’était très vite propagée comme une onde radio remontant la file des prisonniers. Jérémie spéculait. Cela faisait six mois qu’il ne s’était pas lavé avec autre chose que de la pluie, bien rare dans ce pays. Il se sentait plus que sale, il se trouvait misérable. Et son voisin lui avait déjà communiqué les chiffres : une minute et demie pour la douche, une minute pour les dents. Jérémie accusa le choc.
Au fond de sa poche se trouvait un petit mot de Marion qui lui faisait savoir qu’elle s’était débrouillée pour l’attendre à la sortie, après quatorze mois, deux semaines et trois jours de séparation. Dans la vie d’avant elle l’avait connu la moitié du temps en smoking, de gala en soirée, de dîner en spectacle et le reste du temps en costume et ce, dès le petit-déjeuner. Il leur était déjà arrivé d’être à sec, « fauchman » comme il disait, mais ils n’avaient jamais abdiqué le style.
Pas après pas, le cordon humain serpentait vers la baraque à douches qui comportait deux parties, l’une pour se débarrasser des vêtements, l’autre pour prendre la fameuse douche d’une minute et demie.
Encore conditionnés par la dure discipline du camp, les hommes quittaient la cabine dès le coup de sifflet réglementaire d’un gardien qui ne morigénait pourtant pas les rares qui s’attardaient un peu afin de parfaire leur rinçage. Une serviette autour de la taille ils fendaient ensuite la vapeur et rejoignait les lavabos où les attendaient dans une pochette plastique une mince brosse à dents jetable ainsi qu’un mini tube dentifrice.
Jérémie ne l’entendait pas ainsi. Marion avait dû soigner sa mise, il l’imaginait en tailleur blanc avec ses bas à couture apparente, un chapeau bleu pâle et mantille. Il n’avait pas l’intention de se présenter devant elle avec les odeurs de vieux poisson dont il s’imaginait avec raison l’émetteur.
Quand vint son tour il y avait tellement de vapeur à l’intérieur que la baraque avait pris des allures de hammam en fusion échappant à tout contrôle. Dans le brouillard on ne discernait plus que les ombres. Jérémie en comprit immédiatement les avantages et après avoir fait mine de rejoindre les lavabos il s’avança derechef vers les douches avec l’objectif de resquiller un deuxième tour voire trois. Finalement il fit cinq rotations jusqu’à ce que la savonnette de la taille d’un échantillon d’hôtel disparaisse totalement dans ses mains.
Jugeant avoir atteint le maximum possible de récurage sans prendre le risque de se faire insulter, il prit la direction des lavabos, la peau rougie par les frottements énergiques à répétition. Pour l’hygiène buccale, il n’eut pas besoin de déployer à nouveau sa ruse. Trop pressés de joindre la sortie certains négligeaient l’étape tandis que d’autres expédiaient la manœuvre. Jérémie se lava longuement les dents, plongea plusieurs fois la tête sous le robinet, s’aspergea de nouveau le corps pour un ultime séchage avec une serviette idéalement râpeuse.
Dehors le ciel était couleur de liberté, une sorte de camaïeu de bleu, de gris, de rose. Les palmes des arbres s’agitaient sous le vent tiède.
Au stand vestimentaire les treillis étaient épuisés et l’on remit à Jérémie une tenue d’infirmier de rechange, toute blanche avec sa petite croix rouge.
L’administratif étant une cérémonie universelle il lui fallut encore remplir des formulaires de sortie. Il était parmi les derniers et à la tension générale s’était substituée une nonchalance bienvenue. Cela lui rappelait les sorties du collège lorsqu’il était en pension et que son père venait le chercher le samedi.
Et puis il y eut Marion. Elle était belle comme un Renoir. Son sourire était un sourire de joie. La brise de mer qui courait sur la lagune faisait flotter son foulard comme un petit drapeau. Elle était jolie comme prévu avec ce rouge à lèvres cerise qui convenait si bien à son teint.
L’étreinte fut douce. Il avait mis son visage dans son cou, l’endroit qu’il préférait. Il y retrouvait l’odeur de sa peau, de ses cheveux, de son parfum. Il avait faim et lui dit : « tu sais de quoi j’ai le plus besoin ? ». Elle prit un certain recul et attendit un temps pour articuler sa réponse : « une douche, tu as besoin d’une bonne douche ».
Très belle nouvelle.
Sourire… Merci.
Comme toujours on espère une suite. Un after-shower…
Du grand art pour mettre terriblement mal à l’aise.