Hégésippe Simon ! Pensera-t-on à célébrer le bicentenaire de la naissance de ce « précurseur » (son titre officiel), grand démocrate, auteur de l’indémodable maxime « Les ténèbres s’évanouissent quand le soleil se lève»? En décembre 1913, en effet, pour le centenaire de sa naissance, un comité se créait afin de rendre hommage à ce bienfaiteur de l’humanité et ériger une statue à sa gloire. Pour que la cérémonie inaugurale ait le faste et la solennité dignes de l’homme célébré, un certain nombre d’élus de l’époque acceptèrent d’y participer en proposant même, parfois, de prendre la parole.
La statue du bienfaiteur ne fut jamais érigée. Aucune cérémonie d’aucune sorte ne fut jamais organisée et Hégésippe Simon retomba dans l’anonymat le plus total. Et pour cause : le « précurseur » n’avait jamais existé. Le personnage avait été imaginé et inventé de toutes pièces par un journaliste de L’Eclair, Paul Birault, qui publia ensuite un petit opuscule relatant les différents épisodes de sa supercherie.
Les hommes politiques de l’époque, acteurs malgré eux de la farce, n’en sortirent pas grandis. C’est que le coup avait été soigneusement préparé. A une centaine de députés ou sénateurs, le journaliste avait envoyé une missive très officielle à en-tête du Comité d’initiative du centenaire d’Hégésippe Simon. On pouvait lire : «Grâce à la libéralité d’un généreux donateur, les disciples d’Hégésippe Simon ont pu enfin réunir les fonds nécessaires à l’érection d’un monument qui sauvera de l’oubli la mémoire du précurseur. Désireux de célébrer le centenaire de cet éducateur de la démocratie avec tout l’éclat d’une fête civique, nous vous prions de vouloir bien nous autoriser à vous inscrire parmi les membres d’honneur du Comité. Au cas où vous auriez l’intention de prendre la parole au cours de la cérémonie d’inauguration, nous vous ferons tenir tous les documents vous permettant de préparer votre allocution. Veuillez agréer …».
Même si, comme le note le journaliste, « toute personne dans son bon sens devait flairer la mystification« , d’autant que la cérémonie était prévue le 31 mars… veille du 1er avril, le désir de gloriole et la passion de la parole publique l’emportèrent sur le bon sens. Un député de l’Aube fut le premier à mordre à l’hameçon, puis un représentant des Hautes Pyrénées, suivi par un troisième… Les autres tardant à répondre, le plaisantin adressa une lettre de rappel à 94 autres personnalités politiques, toujours avec la glorieuse devise au soleil levant. Six députés s’ajoutèrent au livre d’or du comité, dont le vice-président du Sénat et deux anciens ministres. Au total, vingt-cinq parlementaires s’engagèrent à célébrer officiellement (et publiquement) la gloire du grand homme. Plusieurs d’entre eux se proposèrent de prendre la parole, et d’autres demandèrent même au comité « de ne pas oublier d’inviter » certains de leurs amis politiques ou des personnalités locales.
Avec un brin de perversité, Paul Birault avait pris soin d’adapter le lieu de la cérémonie à la région où officiaient les hommes politiques. La ville ou le village où serait érigée la statue variait selon le destinataire. Tantôt, Hégésippe avait vu le jour à Vauvert, dans le Gard, tantôt à Cuqueron dans les Pyrénées atlantiques, tantôt à Ecully-la-Demi-Lune, près de Lyon. Pour le sénateur du Jura, ce n’est pas à Lons-le-Saunier, mais dans la petite commune du Lac des Rouges-Truites que devait se dérouler la cérémonie. Cet endroit étrange dut déstabiliser l’élu qui répondit « ne pas savoir s’il serait libre ce jour là« , mais s’inscrivait « bien volontiers » au nombre des membres d’honneur. Anticipant les grosses farces potaches du fameux Petit Rapporteur de Jacques Martin, le journaliste avait choisi pour le sénateur de la Nièvre le petit village nommé Poil, canton de Luzy, ce qui immanquablement suscita la réponse attendue : « Je vous autorise bien volontiers à m’inscrire parmi les membres d’honneur, mais à mon vif regret je prévois qu’il me sera sans doute difficile de me trouver à Poil le 31 mars 1914« . Facile certes, mais toujours efficace.
Le mystificateur finit par être découvert. Un parlementaire un peu plus lettré (et un peu plus méfiant) que les autres envoya son secrétaire à l’adresse du siège. Le sénateur Pauliat avait tiqué devant cet Hégésippe Simon, qui curieusement n’apparaissait dans aucun des savants ouvrages gardés dans la bibliothèque du Sénat. Il s’en suivit une affichette placardée dans la salle des conférences du Luxembourg, mettant en garde les parlementaires : » il convient donc de s’abstenir d’entrer en relations avec M. Birault ».
Il n’empêche. Le petit monde des journalistes, gazetiers et autres courriéristes éclata de rire et trouva matière à de très nombreux articles publiés dans l’ensemble de la presse, très florissante à l’époque. Au delà de ce qu’un journaliste qualifia « d’hilarité bienfaisante », ce fut aussi l’occasion de fustiger la légèreté des parlementaires. La Gazette de France, parmi cent autres, souligna « l’ignorance, l’étourderie, l’appétit de bruit et de réclame de nos hommes politiques ». La supercherie fut également relatée dans les grands quotidiens européens, depuis le Morning Post de Londres jusqu’au Corriere della Sera de Milan en passant par La Tribune de Lausanne. Quant à Hégésippe Simon, il retourna dans ses ténèbres, en attendant que le soleil se lève…
belle histoire, merci!
Chaque époque a son Botul et ses BHL … ;o)
Cette histoire, trop belle pour être vraie, me fait immédiatement penser à l’arnaque mise en scène par Pierre Lemaître dans « Au revoir là-haut ». L’époque était donc aux canulars!
Cf. « Encyclopédie des farces et attrapes », publiée sous la direction de François Caradec & Noël Arnaud (J.-J. Pauvert, 1964), pages 102 à 107. Y sont rappelées (outre de nombreux détails, citations et quelques illustrations) les relations de Paul Birault et Apollinaire, qui se connurent en 1910 : « Paul Birault était alors imprimeur et Apollinaire le chargea de l’impression de « l’Enchanteur Pourissant » ; il avait déjà imprimé la préface d’Apollinaire au catalogue de la première exposition du jeune Georges Braque ». Apollinaire l’évoque dans « le Flâneur des Deux Rives » : « C’était alors un petit homme sans vivacité et souffreteux. Il me parut que sa situation de petit imprimeur ne le contentait point ».
Merci à Marc-Gabriel Malfant d’avoir complété le dossier. On relira avec profit « Le Couvent de la rue de Douai » dans Le Flâneur des deux rives, où Apollinaire évoque la personnalité de Paul Birault qui devint l’ imprimeur auquel on doit, outre L’Enchanteur pourrissant, les premières plaquettes de Pierre Reverdy et de Philippe Soupault, ainsi que les poèmes formels de Calligrammes. « Il mourut dans le courant de 1918, tandis que les Berthas et les Gothas menaient sinistre bruit », précise Apollinaire, qui devait décéder la même année.
Cent ans plus tard, l’encre continue de couler! Merci. PHB
Rejoignez le Comité d’initiative pour le bicentenaire d’Hégésippe Simon !