Une foule s’était à déplacée à Lugano (Suisse italienne), le lundi 7 octobre 1963. Nombreux étaient venus de l’étranger. Ils convergeaient tous vers le même point : la cathédrale San Lorenzo. Car il allait être joué et enregistré ce jour-là, par Luciano Sgrizzi, des concertos pour clavecin seul d’Antonio Vivaldi transcrits par Jean-Sébastien Bach.
Parmi cette foule qui pressait le pas, il y avait un homme encore jeune, en costume de serge gris, les cheveux couleur de flamme, qui était accompagné par plusieurs jeunes femmes dont la plupart portaient des pantalons à la mode.
Quel événement. Dans la totalité des morceaux choisis, il était possible que tous, au moins trois, ne fussent pas signé du maître italien. Mais Jean-Sébastien Bach, qui préférait Vivaldi à tout autre, les avait sûrement écrits dans le même esprit que ceux qu’il avait transcrits. Ce qui fait que dans tous les cas le concert fut une merveille.
Bach était fait pour réadapter Vivaldi comme bien plus tard le jazz réécrivit les oeuvres du premier. Dans ces transcriptions pour clavecin, la musique perd en chaleur ce qu’elle gagne à remplacer un génie par un autre génie. Luciano Sgrizzi ajoute sa propre virtuosité à l’affaire ce qui donne beaucoup de talents gravés plus tard sur un seul disque.
Lorsque l’on pose le vinyle 33 tours sur une platine par ailleurs ravie de se dégourdir enfin les poulies, n’importe quel appartement voit son ambiance changer. Et surtout, surtout, dans le concerto numéro quatre en ut majeur, il y a une fugue. On a parlé de « l’art de la fugue » concernant Jean-Sébastien Bach avec tellement de raison. Cela ne dure que trente secondes mais Bach vous met en état d’apesanteur plus sûrement qu’un Airbus zéro gravité. Cette fugue vous touche avec la même sûreté qu’une injection de morphine, à votre point le plus sensible, une jouissance qui part du cerveau pour aller irriguer jusqu’au plus fin de vos vaisseaux capillaires.
Ce jour-là, ceux qui s’étaient déplacés ne l’avaient donc pas fait pour rien. A ce niveau de bien être bigarré de courtes mais ô combien intenses extases, on en avait oublié la dureté de ces chaises d’églises dont le fond de paille zèbre férocement la peau des fessiers les plus aguerris.
Il y en avait un encore plus radieux que les autres parmi l’assistance. C’était le jeune homme encore jeune, en costume de serge gris que venait égayer une cravate pourpre. Durant une heure, il avait eu les yeux rivés et les oreilles tendues vers l’interprète tandis que les jeunes femmes qui l’accompagnaient lui jetaient régulièrement des regards chargés de désir , de sensualité et d’amour.
Autrefois on le nommait le « prêtre roux ». Il s’appelait Antonio Vivaldi et lorsque l’on l’interrogeait (souvent) sur l’usage de toutes ces jeunes filles qui lui faisaient escorte, il se contentait de répondre, énigmatique, qu’elles n’étaient là que pour soutenir et apaiser une santé des plus fragiles.
Cinquante ans après ce concert, ll n’a pas été recueilli de nouveau témoignage sur la présence quelque part de ce vénitien flamboyant, sauf peut-être pour l’enterrement de Luciano Sgrizzi à Monte Carlo le 11 septembre 1994, mais l’information n’est pas fiable.
PHB
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