La porte s’ouvre sur un grand hall. Au milieu de curieuses statues, des jambes blanches se dressant dans des poses irréelles, des bras d’honneurs que le temps aurait figés ainsi ou des trônes sur roues pour rois sans royaume. L’étrange musée vient d’ouvrir ses portes aux visiteurs. Les sculptures en des mouvements maladroits prennent place au côté de ceux venus les voir. Les sonnettes des ascenseurs règlent le temps qui passe au rythme des gens qui montent ou de ceux qui descendent. Parfois une civière détourne le regard, bientôt elle disparaîtra avalée derrière un sas en verre ; une ambulance démarre, une autre la remplace. Ici on répare les hanches pourries, les os cassés ou les articulations désarticulées.
Dans le secret des étages de la clinique, ici, les balades automnales se pédalent sans fin sur des vélos sans roue, ailleurs, un parcours dessine sur le sol un cheminement d’obstacles si traîtreusement petits.
Il a 88 ans, nous sommes assis côte à côte. Il me raconte. «Alors, il faut donner un coup du manche à gauche, puis à droite, mettre les gaz,» il me regarde sévèrement, «ne pas oublier de mettre les gaz !» Sa tête vibre, son cou se tend, il est tête en bas. Il ne raconte pas comment faire un tonneau avec son avion, il voltige dans son Spitfire, l’avion vedette de la bataille d’Angleterre pendant la seconde guerre mondiale. «Je me suis engagé en 44, mes parents n’étaient pas d’accord, mon frère est tombé à Brest.» Il pose sa main sur ma cuisse, ses yeux rougis pétillent. «J’ai eu ma licence de pilote de chasse en quatre mois au lieu de six pour les autres. Le Spitfire était un avion fantastique, le meilleur !»
«Allez monsieur Bob, à votre tour», la kiné nous ramène à la réalité des lieux ? Pourquoi l’appelle-t-elle monsieur Bob ? Ici les histoires n’ont ni début ni fin. On les prend en route comme celle-ci glanée au hasard d’une discussion: «Tu sais la mamie du quatrième, elle me disait que depuis qu’elle était centenaire elle n’avait plus besoin de lunettes pour lire !» 105 ans, bon œil à défaut de bon pied.
J’ai retrouvé mon vieux pilote. «Vous vous êtes battu en France ?»
«Vous le savez, la guerre ici était presque finie», il a le verbe élégant des vieilles familles bourgeoises, «aussi me suis-je retrouvé en Indochine.»
«Et la peur ?»
«Beaucoup buvaient pour oublier qu’au retour, tous ne reviendraient pas. Mais boire leur donnait envie de pisser en plein vol. Je ne buvais pas et je pissais toujours avant de décoller.»
«A vous » La kiné était plantée devant moi. Mais j’en avais assez de me mesurer à des barrières de trente centimètres qu’un enfant de quatre ans franchirait avec bonheur et que je dois passer avec douleur. A moi ? Mais je suis dans la jungle, bien loin des «rombiers» en blouses blanches. De toute façon, j’ai trop mal, ce soir j’irai dans une ruelle de ma connaissance des bas-fonds d’Hanoï, je pousserai la porte de l’Hoa Doà et puis une autre, celle de l’arrière salle, une fumerie, et j’oublierai.
Je me rassois. Bob est là, ses yeux se sont réveillés à mon retour.
«Il vous est arrivé d’être touché, abattu ?»
«On volait en formation de quatre avions. Le Spit de tête pique, mitraille puis remonte. Le numéro deux plonge, le trois lui emboîte le pas mais je le suis de trop près, il redresse trop tard ce qui m’oblige à descendre trop bas à portée de DCA. Je suis touché, blessé au bras mais ce n’est pas grave, le moteur fume et toussote. Devant moi, un champ de hautes herbes, à ma droite des rizières. Il me faut choisir. Je vise les herbes, train d’atterrissage rentré. Les herbes plient devant moi, l’avion glisse et s’arrête. Je sors, j’ai mon arme, à droite dans le cockpit je prends ma trousse de survie.» Il joint le geste à la parole.
«Les copains m’ont vu tomber, les secours vont venir, mais en attendant, je dois me cacher, les Viets doivent aussi me courir après. C’est la Légion qui viendra en hélicoptère, ils me font embarquer, je les vois mettre le feu au Spitfire avant de partir à pied laissant l’hélico me ramener à l’arrière. Pour me remercier, me punir me dira pour rire un officier, on m’enverra en France, chercher des pièces détachées.»
«Vous êtes restés jusqu’à la fin ?»
«Monsieur Bob, vous venez faire les escaliers ?» La kiné venait l’accompagner pour lui faire monter et descendre les marches. Nous avons repris notre discussion le lendemain.
«Monsieur Bob, il faut arrêter le vélo, vous allez être fatigué et vous risquez de tomber comme la dernière fois !» La kiné prend une chaise et la met à mes côtés. Monsieur Bob se dirige vers moi les pieds dansant une Bossa Nova qu’il est le seul à entendre. Il était heureux.
J’avais déjà poussé les portes en bois de l’Hoa Doà et je lui versais un verre de whisky.
«Ils ont voulu me faire rempiler en Algérie, mais je leur ai dit que j’en ai eu ma claque de me battre pour des éleveurs d’hévéas, alors désolé, la guerre d’Algérie se fera sans moi.»
J’ai voulu parler d’autre chose, me présenter par exemple. Mais il ne me comprenait pas vraiment. Sans doute que le bruit du moteur de son Spitfire couvrait ma voix.
Une infirmière vient de me remettre une pilule de morphine, elle a attendu que je l’avale avant de partir.
Un jour je vous parlerais de l’Hoa Doà.
Très émouvant. Pierre Closterman revisité !
Je précise que Bruno Sillard avait déposé son plan de vol. PHB