Il faut s’estimer bien chanceux, face à l’énorme «dé-réel-isation» en cours, de pouvoir encore rencontrer une œuvre rare comme le dernier film de Mitra Farahani, «Fifi hurle de joie». Si vous n’avez pas d’a priori à l’encontre du hurlement et que l’oxymore a attiré votre attention (comment en effet hurler de joie, autrement que sur TF1 ou dans le virage du Parc des Princes), courez sine die, ne serait-ce que par hygiène, dans l’une des (trop) rares salles parisiennes qui le projettent. Soyez d’emblée rassurés, ici point de folle hystérie collective. Si d’hurlements il s’agit, ils ne sont de joie que par ironie.
L’auteur a fabriqué là un objet très remarquable dans ce genre encore affublé du nom de documentaire. Triste terme qui pourrait faire oublier que certaines de ces oeuvres relèguent loin derrière elles, par leur maîtrise artistique, un gros paquet de films dits de cinéma.
Au commencement, il y eût peut être de la part de la réalisatrice, la volonté d’être l’auteur d’un portrait de Bahman Mohassess. Un peintre, sculpteur, poète, qui a fait partie de l’avant-garde iranienne dans les années 50, 60. Peut être aussi l’envie de montrer, à travers un artiste, qui a traversé l’histoire contemporaine d’un pays comme l’Iran, la vitalité, la richesse culturelle iranienne à une époque où les raccourcis médiatiques ou autres ont vite fait de stigmatiser tout un peuple.
Mais quelle que soit l’idée de départ, que peut-il bien en rester dans ce type de film qui induit une forme d’autant plus contraignante quelle porte en elle-même toute la vertu de l’exercice. Filmer, appelons cela comme on voudra, la vie, le monde, le réel, c’est un peu comme regarder l’eau qui coule. Elle n’est déjà plus ce qu’elle était et pas encore ce qu’elle sera. Aussi la discipline est redoutable, austère. Elle nécessite une grande capacité d’écoute ainsi qu’une fine sensibilité dans l’analyse de ce qui est en train de se construire au fil du temps.
Songeons aux premiers plans du film. Bahman Mohassess, vieux peintre exilé dans une chambre d’hôtel romaine, feuillette un catalogue raisonné de l’ensemble de son œuvre. Il commence d’emblée les hostilités, avec cet humour qui ne le quitte jamais, «Je vais moi-même te raconter ma biographie avant qu’un imbécile ne le fasse à ma place.» Voilà c’est dit, le sujet a bougé, ce n’est déjà plus la même eau. Il veut bien être regardé mais à chacun sa place. Quoi de plus normal d’ailleurs, le film, c’est lui. C’est la vie d’un homme qui est sur la table, et pas n’importe laquelle, la sienne.
Quand on pense que certains se résignent à cette mauvaise habitude d’occuper leurs derniers jours à être les «révisionnistes» de leur biographie, à se bricoler une ridicule et mensongère petite statue devant l’éternité, on ne peut qu’admirer la liberté avec laquelle Bahman Mohassess tente de livrer simplement un peu de vérité sur cette œuvre qui est sa vie. Et on ne peut honnêtement lui reprocher, au vu de l’histoire qu’il a traversée, de regarder le royaume autrement qu’en exilé. Exilé dans la création comme dans la destruction.
Nombre de ses œuvres seront détruites ou remisées par les mollahs. A quoi il répondra en faisant lui-même disparaître peintures, sculptures, collages. Il y a du philosophe cynique, du Diogène dans cet homme-là. Il aura lui aussi, craché à l’endroit qu’il trouvait le plus sale ou cherché en vain un homme avec sa lanterne. Quel fut l’objet de son regard ? La grande mascarade humaine accompagnée de ses crimes et de son impuissance à les éviter. Il produira une image de cet homme dépossédé, seul tableau dont il ne s’est jamais séparé et qui a pour titre «Fifi hurle de joie».
Alors il faut en arriver à la partie tragique de la vie ou de l’œuvre. Comme il le précise lui-même à la réalisatrice, il faudrait qu’elle puisse le filmer en train de fonctionner, pinceau à la main. C’est seulement dans cet acte qu’apparaîtra quelque chose de cet homme qui s’est fait peintre ou l’inverse. Or, il ne travaille plus que sur commande et elles ne sont guère au rendez-vous en ce moment. Mitra Farahani lui trouvera finalement deux commanditaires. Deux marchands d’art, artistes eux mêmes, admirateurs du travail du peintre et désireux d’acquérir une nouvelle œuvre portant sa signature. Tout est près pour la cérémonie, les tubes de peinture, le chevalet … La toile tendue dans sa froide blancheur attend ce qui sera peut-être la dernière voire l’ultime peinture de Bahman Mohassess.
«C’est une hémorragie.», «Je suis en train de mourir.», ces phrases seront prononcées par Bahman Mohassess pendant que la réalisatrice filmait quelques unes de ces sculptures, dans une autre pièce. Lâchant la caméra qui continue d’enregistrer, elle se précipite pour le rejoindre. Puis d’autres phrases viendront qui tenteront de dire au présent l’événement. Grande faiblesse du langage face au réel. Mais certains mots, comme le mot sang, renvoient inévitablement à une couleur, et permettent une passerelle directe avec l’image. La vie, l’œuvre se sont définitivement rejointes. Le peintre achève son temps dans le temps du film, sans qu’évidemment Mitra Farahani ait pu anticiper quoique ce soit.
Dans son film la réalisatrice fera plusieurs fois référence au roman de Balzac « Le chef-d’œuvre inconnu » qui présente certaines similitudes avec son sujet. La visite des deux jeunes peintres au vieux maître qui vont l’aider à réaliser son chef-d’œuvre. Puis le tragique, la mécompréhension, la destruction, la mort. La dernière œuvre, l’œuvre ultime n’est plus lisible par le commun des vivants. Elle ne relève plus que d’une totale altérité. Ainsi de l’événement qui fonde toute vie humaine, à savoir son achèvement.
« Fifi hurle de joie » un film de Mitra Farahani (1h38)