Quand Etienne raconte sa première nuit dehors, sur un banc, il prétend avoir abordé et vécu l’expérience avec une décontraction non feinte.
Son premier matin dans ces conditions était un jour d’automne encore doux. La ville vivait un de ces étés indiens dont les habitants se félicitaient au hasard des conversations.
Le dévissage social d’Etienne avait été remarquablement rapide, soit une dizaine de mois. Pour sa défense, il avait dès lors construit une sorte de posture intellectuelle consistant à décréter que la position zéro était, dans l’absolu, le meilleur des points pour un départ ou un nouveau départ.
Et quand Etienne raconte ses premières nuits dehors, il maintient qu’il se réveillait le matin au son des oiseaux avec la «fraîcheur d’un goujon né de l’année». Bien qu’il lui restât un peu d’argent sur un compte non complètement nettoyé par les liquidateurs, il s’était astreint à un régime si frugal qu’il avait récupéré la ligne de ses trente ans.
Il y eut un matin cependant où l’adversité l’affecta de façon totalement inédite. C’était une brume fraîche, humide, intrusive enfin, qui l’avait éveillé. Il se releva en position assise affecté par des frissons qu’il jugea hostiles. Et constata, incrédule, qu’on lui avait volé ses chaussures. Il était devenu brutalement et pour de vrai, pauvre.
Dès lors sa vie changea de mesure. Le froid s’installait et il était en permanence en quête d’endroits chauds. Il fréquentait les grands centres commerciaux avec l’idée qu’il serait un jour reconnu pour miséreux par un de ces vigiles qui le jetterait dehors. Ce qui n’arriva jamais, précise-t-il aujourd’hui, mais il vivait avec cette idée, avec cette crainte.
Il dit qu’il marchait vite, au hasard. D’une par parce que cela le réchauffait et d’autre part parce que les gens qui vont rapidement sont supposés savoir où ils vont. Mais lui n’allait nulle part et l’idée de prendre contact avec des gens qu’il avait pu connaître et qui auraient pu l’aider l’effrayait.
Et puis un jour, la fin de l’hiver était encore loin, Etienne s’était retrouvé chez un garagiste de sa banlieue d’origine. Avec toujours le même panneau vantant l’huile Igol au-dessus de l’annonce «toutes réparations». Et le gros monsieur Lopez qui lui expliquait qu’elle était là depuis trois mois attendant des nouvelles d’Etienne afin qu’il la prenne ou non en charge. « Elle », c’était la Ford de Papa.
Un peu datée mais toujours blanche, également impeccable comme s’il venait de la lustrer alors qu’il était mort depuis trois mois, rejoint peu après dans la tombe par son épouse, sa deuxième femme, qui n’était donc pas la mère d’Etienne. Son père, qui s’appelait Armand, avait toujours eu des Ford. Il était de ces générations fidèles aux marques. Mentalement, Etienne passa en revue les modèles de son père, soit une Vedette, puis deux Consul à la file suivies d’une Taunus, d’une Capri, d’une Escort et enfin d’une Sierra.
L’intérieur était soigné comme un musée, les cartes Michelin bien rangées dans le porte-filet. Elle sentait bon. Elle sentait son père tout simplement. Etienne ressentit une émotion forte qu’il ne supposait pas si stagnante au fond de son estomac. C’était comme si son père l’avait pris dans ses bras. Une de ces étreintes qui sentaient si fort le tabac brun et l’après-rasage.
«Faudra voir à m’emmener aussi la caravane». Etienne s’était laissé conduire au fond du garage où il distingua assez vite cette caravane avec laquelle, enfant, il était parti en vacances. Une toute petite caravane que son père avait choisie non pas pour sa modestie mais pour sa légèreté, pour ne pas faire «souffrir» le moteur. A l’intérieur, le décor était inchangé. Il n’y avait pratiquement pas logé sauf pour déjeuner les jours de pluie. Lui Etienne dormait toujours dans une tente canadienne à deux places. N’y dormaient que ses parents et plus tard, la belle-mère.
La manœuvre d’attelage, il la connaissait par cœur. Son père lui déléguait autrefois l’opération pour son bonheur. Tout ceci était miraculeux. Il enfila les gants de peau ajourés sur le dessus qu’il avait trouvés toujours à la même place dans le coffre du tableau de bord. D’un coup il ne se sentait plus vulnérable mais désormais à l’abri de la pluie et des voleurs de chaussures. C’était comme si ses parents avaient pris place à côté de lui, comme s’ils avaient intégré l’atmosphère de l’habitacle.
Avant de prendre la route nationale à droite, vers le sud, l’itinéraire des vacances tant de fois emprunté, il vit le petit médaillon vermeil qui représentait Saint-Christophe , le protecteur des automobilistes qui avait connu toute la série des Ford, fixé sur tous les tableaux de bord. Dès lors il se vraiment sentait paré. Pour sa nouvelle vie qui l’attendait.
Merveilleuse histoire : c’est un petit bijou ! Martine
Saint Christophe a su conduire ta plume!
très touché par ce texte,merci
Belle et sincère émotion. Et remontée à la surface du souvenir précis de la médaille de St Christophe sur le tableau de bord des Fords de mon grand-père. Merci
chez notre grand père le Saint Christophe était sur une Peugeot, je le revois grâce à ce magnifique texte. Merci.
L' »Eriba » vintage, attelée à l’auto, sera du plus bel effet lorsque Etienne prendra la route vers la mer …
JY
happy end ? …. Magnifique texte, s’il ne décrivait pas (avec brio) cette sauvagerie de nos temps modernes (sic)
Un texte émouvant et sobre. Dans le même registre et sur une situation proche, on peut aussi lire le beau livre de Marc Augé, qu’il qualifie lui-même d' »autofiction », « Journal d’un SDF « , publié au Seuil en 2011.
Le problème avec ces histoires bien fabriquées, c’est qu’on attend toujours la suite…
Allez! allez!
Etienne et le froid polaire, cela me rappelle quelque chose…
Vite Etienne au soleil du sud !