Les calligrammes aux noces de « Kana »

Voilà ce qu’ont dit cette fois les hiraganas et les katakanas soit les signes du langage écrit japonais : « Qu’est-ce qu’on y met dans la case d’armons espèce de poilu de mon cœur ». Un jour il y a eu un traducteur kamikaze pour transposer en japonais ce petit poème au format calligramme écrit depuis les tranchées par Guillaume Apollinaire.

Non seulement il a été traduit, tout comme un large portrait de Picasso par l’écrivain (ci-dessus), mais l’interprète s’est également fait typographe, afin de respecter la présentation désaxée de ce court texte adressé au maréchal des logis Berthier. Là où les choses se sont compliquées, c’est le passage en japonais d’un calligramme à l’épure échevelée, adressé par Apollinaire à l’épouse de Berthier. Le calligramme, tel que l’avait conçu le poète, épousait une forme plus ou moins simple, mystérieuse ou claire comme de la pluie, un œil, un cheval ou encore une cigarette.

Calligramme à l’intention de Madame René Berthier accompagné de sa traduction en japonais et tel que paru dans le livre de Stefan Themerson. Photo: LSDP

Publiés au départ dans les Soirées de Paris comme des idéogrammes, ils sont devenus par la suite des calligrammes. La signification d’un idéogramme est dans sa forme tout comme la forme de la protéine détermine sa fonction. Apollinaire est allé plus loin en inventant le terme de calligramme à partir d’une idée qui avait déjà été abordée. Le calligramme était l’aboutissement de l’idéogramme.

Et tout cela parce qu’à l’étal d’un brocanteur place de la Bourse, nous sommes tombés le 5 septembre 2013 sur un cahier édité en 1968 par un certain Stefan Themerson. Né polonais en 1910, devenu ensuite poète de sa majesté, ce Themerson a donc publié au sein de sa propre maison d’édition (Gaberbrocchus) « Apollinaire’s Lyrical Ideograms » avec l’intention de fouiller un peu le sujet tout en l’agrémentant de calligrammes traduits en japonais. Soit une belle surenchère de signes, puisque le calligramme se signale déjà par ses formes signifiantes tandis que le syllabaire nippon (kana) vient ajouter ses significations propres: hiragana quand les signes sont arrondis et katagana (1) lorsqu’ils sont anguleux. Bref, ça cause.

Calligramme tel que paru dans le livre de Stefan Themerson, Editions Gaberbrocchus. Photo: LSDP

Précieux cahier, qui pointe notamment l’œuvre idéogrammique de Charles-François Panard (1674-1765) qui composa la «bouteille de Rabelais» en disposant ses mots de façon à ce qu’ils prissent la forme d’un flacon. Mais c’est bien Apollinaire qui y tient la vedette avec de grands classiques comme «il pleut» dont il existe aussi une jolie version vidéo que nous avions d’ailleurs révélée sur le site des Soirées.

Comme un «oiseau qui laisse tomber ses ailes partout» (extrait d’un petit calligramme d’abord paru dans Les Soirées), l’œuvre d’Apollinaire a suffisamment essaimé pour que l’on bénisse régulièrement cette chance qui parsème nos chemins de ces bouffées de poésie aussitôt parties vers le ciel jouer avec les nuages de Paris.

 

(1) Merci à Nathalie K pour ses explications.

 

Post-scriptum

Et pour offrir quelque chose d’un peu unique à nos lecteurs, voilà une fameuse interrogation de Guillaume Apollinaire traduite (2) en arabe : « et toi mon cœur pourquoi bats-tu ? Comme un guetteur mélancolique j’observe la nuit et la mort. »

 

(2) Merci à Amale K pour la traduction.

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4 réponses à Les calligrammes aux noces de « Kana »

  1. Violante dit :

    Une boucle envoûtante!

  2. Bruno Sillard dit :

    C’est fou ce signe qui fait l’homme, déjà point au fond d’une grotte préhistorique, devenu lettre, il ouvre à l’infini la pensée humaine. Chiffre il fait une civilisation, Fibonacci (un matheux italien du XIIIème siècle) « invente » le zéro et la porte s’ouvre à l’immensité infinie du savoir. Et la poésie là-dedans ? Mais c’est aussi de la poésie…

  3. Steven dit :

    Ce serait intéressant de refaire traduire en sens inverse et ainsi de suite!

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