Apollinaire, deux fois plutôt qu’une

Grâce soit rendue à l’auteur Laurence Campa de ne pas avoir écrit un de ces pavés d’universitaires, rédigés dans un style de règlement intérieur, à même d’estropier le lecteur une fois tombé de ses mains. Ce qui a pu être lu des premières critiques de la biographie d’Apollinaire sous sa plume l’atteste, les quelque 800 pages sont  écrites dans un style suffisamment fluide avec ce qu’il faut de miel et de vinaigrette ici et là, pour rendre l’ensemble digeste et même parfaitement attrayant de bout en bout.

Il lui a fallu pas moins de huit ans pour achever cette biographie d’un auteur qu’elle fréquentait déjà depuis longtemps et à propos duquel elle avait déjà écrit ou co-écrit. Il y a ceux qui disent que pour faire une bonne biographie, il faut aimer ou détester son sujet. Si, sur la dernière ligne droite de l’ouvrage, l’auteur confessait parfois qu’Apollinaire l’accablait, c’était seulement et de toute évidence dû à ce long, très long travail d’enquête qu’elle s’était imposé. Un tel labeur peut avoir des effets obsessionnels indésirables, cela peut s’entendre.

L’écriture de Laurence Campa est restée subtilement en retrait de toute sympathie manifeste, empathie ou détestation. Ce qui fait que son lecteur se sent libre, du début à la fin, d’avoir un avis et même de voir évoluer cet avis. Derrière la typographie de l’imprimerie on sent donc une plume très fine, trempée dans une encre dont on aimerait connaître la composition.

Le portrait d’Apollinaire par Marius de Zayas, publié dans la biographie écrite par Laurence Campa et en 1914 dans Les Soirées de Paris

Guillaume Apollinaire aurait pu regarder les premiers pas de l’homme sur la lune à la télévision si la grippe espagnole ne l’avait pas fauché comme des millions d’autres quand il n’avait que 38 ans. A lire cette biographie on pourrait aussi conclure qu’il est au moins mort à  l’équivalent de 76 ans tant sa créativité, ses amours, ses amis, la guerre, l’ont fait vivre deux fois plutôt qu’une.

Il faut du souffle et de bien grands bras pour étreindre tout ça et le restituer avec autant de précisions dont certaines jusqu’ici manquaient, au moins au tout venant. Ce ne sont que des détails mais de découvrir tant de lieux que ce magnifique (disons le enfin) écrivain a pu fréquenter, de Stavelot jusqu’à Bénodet en passant par la brasserie Mollard, fait que ces endroits pour la vie déclencheront à nos passages éventuels quelques joailleries tapies pour toujours dans notre mémoire, comme «mes rêveuses pensées pieds nus vont en soirée», composition, en toute subjectivité, assez bouleversante de beauté. Sa poésie il nous l’a donnée, on peut la faire nôtre.

En revanche ce n’est plus un détail d’apprendre que c’est dans les tranchées, que le poète écrivit le vertigineux:

«Alors mon cœur pourquoi bats tu
Comme un guetteur mélancolique
J’observe la nuit et la mort».

Laurence Campa a arpenté les lieux de cette guerre durant laquelle Guillaume Apollinaire n’a cessé d’écrire des choses confondantes d’inspiration comme «Si je songe à tes seins le Paraclet descend, ô double colombe de ta poitrine». A méditer les jours de Pentecôte.

Laurence Campa. Photo: C.Helie/Gallimard

Sa biographe, avec quel degré de bravoure on l’ignore, n’a pas fait l’impasse sur les excès charnels vécus (ses lettres à Lou) ou inventés (Les Onze mille verges) par l’ex-animateur des Soirées de Paris. On découvre, du moins ceux qui ne savent pas tout ou l’avaient oublié, que la fameuse Louise n’était pas en reste pour tenir, dans sa correspondance avec Apollinaire, des propos à tel point incandescents pour que nous lecteurs, réprimions difficilement le frisson que le destinataire, séducteur invasif, n’avait sûrement pas manqué de ressentir.

Et on ne trahira pas justement ce que Lou lui écrivait ce 8 février 1915 (page 533) car il faut se procurer cette biographie.

Le soulagement et la satisfaction de l’avoir terminée (et réussie) ont sûrement récompensé l’auteur qui goûte ou goûtera on l’espère, un repos d’autant plus mérité qu’elle venait par dessus le marché de publier dans la Pléiade un album sur l’un des contemporains d’Apollinaire, Blaise Cendrars.

Avec ce livre, Laurence Campa nous fait un joli cadeau. De ceux qui nous enchantent tout comme le faisait Apollinaire puisque, selon l’auteur, l’un de ses grands talents était «d’enchanter la réalité».

Apollinaire, par Laurence Campa. Gallimard, 30 euros.

 

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4 réponses à Apollinaire, deux fois plutôt qu’une

  1. Gérard H. Goutierre dit :

    Je suis plongé dans cet « Apollinaire » là. Ce n’est pas seulement un travail remarquable de biographe (on se demande bien ce qui pourrait manquer) ; c’est aussi (et d’abord ?) la révélation d’un vrai talent d’écrivain. Il y a incontestablement un style, une personnalité, et l’on rentre dans cette vie comme on pénètre dans un roman. Sauf qu’ici tout est vrai, étayé par des connaissances et des détails toujours significatifs. C’est un bel hommage rendu à Apollinaire que de parler de lui d’une si belle façon.
    Pas de doute : les « Hommes de l’avenir » se sont souvenus de lui…

  2. Steven dit :

    Bien vendu, j’achète

  3. jmcedro dit :

    La « bio » définitive d’Apollinaire, donc. Au sens où l’entendent les biographes américains… mais écrit en bel et bon français. Comment résister? C’est promis, on ne commencera pas la lecture par la page 533 …

  4. Ping : Le tourment du guerrier | Les Soirées de Paris

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