Viens, rendons-nous au Centquatre !, m’intime ma meilleure amie. La banlieusarde un peu peinarde que je suis devenue emboîte sans barguigner le pas à la Parisienne (jusqu’au bout des ongles !) que ma complice est restée. D’autant que le lieu abrite en ce moment des sculptures de Keith Haring.
Situé au cœur du quartier Flandre (XIXème), à la frontière symbolique de la Capitale et de ses banlieues limitrophes (je ne suis donc pas dépaysée !), le Centquatre fait partie de ces espaces culturels ou artistiques qui ont avec bonheur investi des lieux chargés d’histoire : l’établissement a emménagé dans les anciennes pompes funèbres municipales !
Edifié en 1873 par le diocèse de Paris, le bâtiment est devenu Service Municipal des Pompes Funèbres avec la séparation des Eglises et de l’Etat. Au nom de l’égalité républicaine fut alors accordé à chacun un droit à une cérémonie mortuaire quels que soient sa religion, son statut ou les conditions de son trépas, suicide ou pas. En pleine période d’activité, quelques 27 000 corbillards quittaient chaque année le site… L’établissement faisait alors travailler une nuée d’artisans : menuisiers, ébénistes, peintres, maçons, couturières (pour la confection des dais), employés de bureau (d’exécution des convois funèbres), porteurs funéraires … Ils travaillaient dans la gaité, nous assure-t-on. Loin du fameux pauvre fossoyeur. Sur place, les ateliers étaient destinés à la fabrication des cercueils et à la confection des tentures obligatoires pour signaler la présence d’un macchabée. Il y avait aussi des écuries abritant les chevaux réquisitionnés pour tirer les convois. L’ampleur et la majesté des lieux en perpétuent une forme de solennité. En fermant les yeux, on peut encore entendre le bruit du marteau qui procède au scellement des bières, le fracas des sabots ferrés qui martèle les pavés disjoints…
Dans ses dimensions architecturales et historiques, l’établissement est de ceux qui impressionnent. Et l’on se prend à relayer les cogitations de Baudelaire sur la taille des maints cercueils : « A moins que, méditant sur la géométrie/ je ne cherche, à l’aspect de ces membres discords/« combien de fois il faut que l’ouvrier varie/ la forme d’une boîte où l’on met tous ces corps ». Au Cenquatre, pour sûr, l’ouvrier ne manquait point de place !
Le site se veut annexe du Musée d’art moderne et se dit « ouvert aux vibrations du monde contemporain ». C’est ainsi qu’il accueille jusqu’au 18 août quelques statues monumentales de Keith Haring. Ses halls ventilés plein ciel se prêtent à l’érection de ces sculptures colorées hautes de plus de 5 mètres et pesant plusieurs tonnes. La plupart n’ont pas de nom, excepté ce drôle de « Chien qui jappe » et cette troublante « Tête dans un ventre ».
Les lieux jadis funèbres n’ont aujourd’hui rien de triste. La vie y a pris le relais de la mort. S’y croisent des populations de tous âges et de toutes origines. Ici de jeunes rappeurs s’essayent à parfaire leur gestuelle devant un immense miroir. Là une jongleuse répète à s’en courbaturer la nuque la chorégraphie ondulante de trois quilles en équilibre sur ses épaules. Le mouvement n’a rien à voir avec un certain tic nerveux soulevant les omoplates ! Ces jeunes du quartier évoluent côte à côte, chacun dans leur univers, aucun pour la galerie… Au niveau inférieur, des enfants jouent à cache-cache dans un curieux labyrinthe fait de cartons gaufrés. On le sait depuis la nuit des Noëls, un bambin s’amuse souvent davantage avec l’emballage qu’avec son contenu. D’autres gamins s’imaginent escaladant la cime de buildings dont l’image est projetée à même le sol. Des King-Kong miniatures aux mines hilares. Un peu plus loin, dans un décor d’appartement, Emmaüs offre aux Parisiens un bric à brac chic pour « chiner solidaire ». L’art de faire chauffer sa carte bleue avec bonne conscience.
Avec sa double entrée (rue Curial et rue d’Aubervilliers), le Centquatre offre au regard des badauds une somme de tableaux vivants changeants. Un carrefour de vies parallèles, telles ces toiles qu’un peintre (Gerardo Melendez) eut l’idée de rapprocher le temps d’une exposition. Il les déclarait : «complémentaires tout en gardant leur essence/De la même nature avec leurs différences ».