A force de passer et de repasser devant ou à proximité de la bibliothèque Charlotte Delbo, dans le 2e arrondissement, l’on peut logiquement se demander qui était cette dame éponyme. Une question qui pourrait vite prendre la forme d’un ticket pour l’enfer si ce n’était le formidable talent de plume de celle qui fut résistante avant d’être écrivain. Sa biographie vient de sortir chez Fayard à l’occasion du centenaire de l’année de sa naissance.
De nos jours, un individu qui veut savoir de quoi il retourne, à propos de n’importe quoi, tape le mot sur Google et attend le résultat. Une requête sur Charlotte Delbo permet de se retrouver assez rapidement face un texte qui vous happe pour ne plus vous lâcher. Cette dame s’est retrouvée en prison sous l’Occupation, en même temps que son mari, pour faits de résistance. Un jour, quelqu’un vient la chercher dans sa cellule pour l’informer que son mari va être exécuté et que si elle veut lui dire au revoir c’est le bon moment. Et voilà Charlotte Delbo face à un homme encore neuf, qu’elle aime et qui pourtant, contre toute logique naturelle, va mourir. « Vous ne pouvez pas comprendre, écrit-elle, vous qui n’avez pas écouté battre le coeur de celui qui va mourir ».
Le texte intégral qu’elle dédie à ce moment particulier se trouve facilement sur le web. Difficile de ne pas se laisser saisir par une émotion que la qualité d’écriture, si l’on peut dire, magnifie. Si l’on veut aller plus loin, on apprend qu’il s’agit d’un extrait du deuxième tome, sur les trois que Charlotte Delbo a écrits à son retour de déportation. Et singulièrement, c’est le moins difficile à lire parce qu’il se termine par la libération du camp et donc de l’auteur. C’est un mélange de poésie et de récit qui ne peut pas se détacher des mains du lecteur. Lisez-le.
De ce convoi dont elle a fait partie, peu sont revenues. « Yvonne Picard est morte qui avait de si jolis seins. Yvonne Bloch est morte qui avait les yeux en amande et des mains qui disaient si bien. Mounette est morte qui avait un si joli teint une bouche gourmande et un rire si argentin. Aurore est morte qui avait des yeux couleur de mauve. »
A lire ainsi dans le désordre, au rythme des réceptions postales d’un site Internet marchand, on continue par le tome trois. C’est le retour des survivantes. « Comment avez-vous fait ? », interroge Charlotte Delbo. Au sein du camp, la préoccupation centrale était de rester groupées. Au point d’accueil des déportées, à Paris, il y a comme une sorte de tri à nouveau, comme à Auschwitz. Un tri qui là encore, défait. Et Charlotte Delbo de réaliser comme sans doute ses compagnes que l’on ne peut pas raconter aux autres. Le désespoir de la séparation avec ses amies d’infortune se substitue à ce qui aurait dû être la joie du retour. Elle parle aussi des autres revenus d’ailleurs comme cet homme rentré chez lui et d’emblée banni par ses anciens camarades car ils le prennent à tort pour celui qui a trahi le réseau. Ces anciens déportés étaient bien encombrants. L’apprentissage du retour sera finalement une épreuve supplémentaire pour tous les survivants.
« Aucun de nous n’aurait dû revenir » conclut-elle par un double sens dans le tome un. Cette lecture du début s’impose impérativement. Quant à cette trilogie, elle est une œuvre magistrale sur le comportement humain. Face aux crématoires ou plus banalement face à la soif, à la faim, au froid, au manque absolu d’hygiène, les relations entre déportées se résument à l’essentiel. C’est d’ailleurs ce qui rendra le retour difficile, la redécouverte du faux semblant, de l’attitude, des postures de la vie dans le monde normal. Il y a celles qui ont tenu comme Charlotte Delbo, réceptionnant l’aide de ses camarades les jours de mouise ou en la distribuant les jours où elles se sentait plus forte. Elle évoque aussi le spectacle forcé des détenues devenues trop faibles et donc inutiles et que les SS abattaient d’une balle dans les bons jours et lançaient leurs chiens pour les attraper à la gorge dans les mauvais. Comment admettre une chose pareille ?
Si Charlotte Delbo détaille comment malgré tout, il a été possible de tenir, elle n’essaie même pas d’expliquer comment d’autres êtres humains avaient pu se transformer en tortionnaires ricanants, amateurs de musique de chambre au milieu de l’horreur. On peut théoriser de loin certes, mais sur place, c’était à la fois un mystère et un effroi.
Dans le tome deux, alors que les signes manifestes de libération se multiplient, Charlotte Delbo se risque à demander du feu à un genre de gardien armé. Alors qu’elle lui restitue le briquet, celui-ci lui répond : « danke ». Une réponse incroyable. Un changement de comportement porteur de beaucoup de réponses. Lisez les trois.
PHB
Charlotte Delbo est une femme de lettres née en 1913 et décédée en 1985. Elle était l’une des 230 femmes parties pour Auschwitz dans le convoi du 24 janvier. Le tome 1 a été publié en 1970 aux Editions de Minuit.
Difficile de commenter. L’émotion est déjà là, à la lecture de ce compte-rendu. Merci.
D’accord avec le voisin du dessus
D’accord itou avec les voisins du dessus. Mais gigantesque frustration par anticipation : on trouve quand le temps de lire ces trois tomes qui font très très envie ????
En fait, lorsque l’on commence un tome et que l’on doit s’arrêter pour une raison quelconque, on attend le moment où on va pouvoir le reprendre. Et avec l’un, vient la curiosité pour les deux autres. Le temps se trouve sans effort pour lire les trois. Avec un « avant » lecture et un « après » lecture. PHB
A la lecture du commentaire, une seule question se pose : comment se procurer au plus vite les trois tomes de l’ouvrage, en passant par la Fnac ou via Amazon ?
Effectivement chère Guillemette le mieux ce sont les librairies en ligne. PHB
On croit prendre le livre, mais en fait c’est lui qui nous étreint et pénètre dans nos yeux et notre coeur…..
Merci Philippe pour ton commentaire sur cette trilogie, que j’ai lue dans l’ordre chronologique. C’est à la fois monstrueux et magnifique. Monstrueux dans la cruauté très concrète des faits rapportés, magnifique quant au courage dont l’auteur dut faire preuve pour s’acquitter de son devoir de mémoire. Et quelle écriture !
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