Son visage était paisible. Je la regardais. Sa fille la regardait aussi, souriante, les yeux embués de larmes, mais souriante. J’étais arrivé à Saint-Etienne il y a peu. La voiture m’attendait. La route qui montait au village de Saint-Héand (42) était avalée par le faisceau des phares de l’auto. Des années déjà et pourtant, il me semblait la reconnaître virage après virage. Et puis juste avant la place de l’église, juste avant le carrefour, la façade grise de l’hôtel. Je poussai la porte.
Autrefois, c’était la salle du bar, aujourd’hui un capharnaüm de chaises empilées, de cartons entassés, des vieux journaux qui se disputaient les tables à des bataillons de verres et d’assiettes poussiéreux. Je me crus un moment un archéologue pénétrant dans la première salle d’un tombeau égyptien. Et puis des voix, connues, des bruits de vaisselle aussi, ils venaient de la salle à manger derrière, les fantômes de la vieille bâtisse semblaient se réveiller.
Les deux sœurs avaient décidé que tout le monde dormirait dans l’hôtel afin d’être prêt tôt le lendemain pour les obsèques. Il suffirait d’amener des draps pour le coucher et de dîner de charcuterie. De toute façon, nous étions dans le seul hôtel-restaurant de Saint-Héand, l’hôtel Meyrieu, et il était fermé depuis une bonne dizaine d’années. Je m’étais invité au dernier moment.
Bien sûr, je n’appartenais plus à cette famille, mais les heures passées en tête à tête avec cette mère si étouffante, justement pour que cela ne se termine pas par un claquement de porte, me conférait quelques droits. A minuit après dîner, j’annonçai que je souhaitais aller me recueillir devant le corps. Un instant de silence, un regard échangé, elle m’accompagna, notre fille s’était aussi jointe à nous.
Je sonnai longtemps à la porte de la maison de retraite, le temps de voir passer un véhicule de la gendarmerie en maraude, puis enfin on nous introduisit dans la chapelle ardente. Entre ses mains, des photos de famille : les sœurs, les enfants…moi. Sur son lit de mort, elle nous écoutait raconter nos souvenirs.
Même noirci par des années de crasse, avec comme seule note anachronique le rouge de deux tomates fraîches posées là, le vieux fourneau régnait toujours sur la cuisine. Le trimardeur d’autrefois qui arrêtait son chemin, réclamait des plats simples, du poulet avec des haricots verts ou des carottes, selon la saison. Et toujours cette vinaigrette très émulsionnée que je n’aimais pas et qui accompagnait les salades. D’une journée sur l’autre, elle était battue dans un même saladier rarement lavé.
Le samedi était souvent le jour des fêtes. Le piano de la cuisine jouait du meilleur de ses compositions. Longtemps j’ai imaginé les paniers de morilles, les pots de crème dans laquelle elles s’en allaient nager. Ai-je rêvé des écrevisses ou des grenouilles des montagnes d’à côté, à moins que ce ne soit des escargots dans des petits pots de porcelaine ? Quelle viande venait accompagner le céleri rave qui revenait dans son jus ? J’avoue ne plus me rappeler du dessert qui achevait un banquet immanquablement débuté par une terrine.
J’avais caressé un moment le rêve d’un soir où les deux sœurs se marieraient et où je pourrais jouer à la fois le rôle du Chef et celui du marié. Mais l’idée même que les grands-parents puissent inviter le village à fêter l’union de leurs deux filles avec dans les pattes une marmaille de quatre gamins entre six et dix ans et cela pendant que l’un des deux gendres pianotait en cuisine alors que l’autre préparait un souper musical ! Bref l’indigestion n’était pas loin… sans compter le choix du vin du Forez ou du coteau du lyonnais qui immanquablement allait régler la question du vin de messe.
La nuit fut courte et le matin je regardais par la grande baie vitré, la chute en cascade du grand jardin, des hauteurs de Saint-Héand vers le bas de la colline. Une petite terrasse d’agrément, puis un premier jardin où fleurissaient glaïeuls et œillets pour les tables en fêtes. Puis encore plus bas, le jardin potager, où radis, fraises, carottes haricots et salades donnaient le meilleur d’eux-mêmes.
Le père aurait aimé n’être que jardinier. Mais son frère, l’aîné était parti en 1939 ; en 1940, il fut envoyé dans une ferme comme prisonnier de guerre. La fermière était paraît-il jolie mais Cupidon tirait des balles russes. Le cadet, resté au pays, n’eût à choisir ni son métier, ni, sans doute son épouse. La bonne devenue patronne ne rêvait pas du café du coin mais du restaurant du lieu.
Comme souvent dans les petits villages de France, les auberges sont devenues des « restaurants ». Les paysans ont compris à leur porte-monnaie qu’il fallait mieux aller boire le gorgeon ailleurs et les riches patrons de la ville se sont dits qu’une escapade digne de leur rang mais à une vingtaine de kilomètres plus loin pouvait avoir du bon surtout si l’on emmenait pour quelque tâche sa secrétaire préférée.
Puis il vint le temps où les enfants eurent l’envie, et le droit, de choisir un avenir. Pour les filles, celui-ci ne passerait pas par l’angoisse du dernier client, celui de neuf heures du soir, quand elles se voyaient déjà monter dans leur chambre.
Je la regardais une fois encore, Sans le savoir, elle aura été l’instrument qui a permis les congés payés mais sans comprendre qu’il faudrait des salles-de-bain dans les chambres. Elle aura fait danser jeunes et moins jeunes mais dans le village on regrette l’auberge.
Je souris. Je me souviens d’une longue discussion, je défendais, par jeu, le service à l’assiette, elle, au plat. Elle n’en dormira pas de la nuit. Elle pleurait une autre époque.
Sur le site de la ville de Saint-Héand on peut découvrir la ville en cartes postales dont le fameux hôtel Meyrieu, lequel, grâce à Bruno Sillard, renoue avec la notoriété. PHB
L’adresse du site: http://www.saint-heand.fr/Cartes-postales-anciennes.html
Merci, Philippe, superbe idée de renvoyer le lecteur à cette collection de cartes postales. Ce que tu ne sais pas, c’est que la « mère Meyrieux » aimait à s’y plonger des heures durant dans ces mêmes cartes postales. Peut-être y trouvait-elle une raison à une rude enfance d’orpheline dont elle ne s’est jamais remise. Probablement as-tu croisé son fantôme? Probablem… N’est-ce pas toi qui a trouvé le titre?
Autour de la table, les discussions générationnelles sont universelles. Chacun s’y reconnaît…
Un bel hommage : bravo Bruno !
Personne n’écrira jamais comme ça sur « notre 27 bd Ravel de Malval ». J’envie mon amie !