« Amour », la chronique d’une dégradation en huis-clos

« Mais qu’est ce qu’il se passe ? » se demande un personnage comme si l’histoire l’avait laissé ignorant de quelques mystères. A cette interrogation répond « Amour », le dernier film de Michael Haneke. Film où il n’est pas seulement question d’amour mais aussi de mort. Et de ce qui doit résider quelque part entre les deux, l’altérité. Ce cercle parfait, absolument clos sur lui même, repoussant tout extérieur comme définitivement étranger. Aussi, ce ne peut être que par effraction, par le viol d’une intimité, que le film dès son préambule, se glisse dans son sujet.

Un bruit énorme et maladroit, digne de la grossièreté des pilleurs de tombes. Pompiers et policiers viennent de forcer la porte d’un appartement. Ils appellent. Personne, les lieux semblent lourdement déserts. Il paraît nécessaire d’ouvrir les fenêtres, on les ouvre à la hâte. La chambre, elle aussi, est fermée. Une de ses portes a été scotchée. On parvient à en forcer l’entrée. Elle est là. A sa place sur le lit. Gisante. Autour de sa tête, sur l’oreiller, une auréole de fleurs coupées.

Dès lors peut s’ouvrir, à partir de ce que la mort ne saurait dire, à partir de ce vide laissé sous un point d’interrogation, le récit de la promesse annoncée par le titre du film, la reconstitution de ce qui s’est joué là, se joue ailleurs et toujours, ce huis clos où il en va de l’amour.   Un couple de musiciens vit ce temps de l’âge avancé, heureux semble-t-il, se consacrant à leur passion pour la musique et à leur entente amoureuse. On les voit assister au concert d’un de leurs anciens élèves, des pièces pour piano, les « Impromptus » de Schubert. A leur retour, ils s’aperçoivent qu’un cambrioleur inexpérimenté a tenté, en vain, de forcer leur porte. Signe dont ils ne prennent pas garde. Mais signe dont on dit, toujours après coup, qu’il devait signifier quelque chose, le commencement d’une série à venir, le début d’une dernière et vertigineuse accélération de la vie. Alors surviennent la maladie, la lente dégradation physique, psychique, d’Anne (Emmanuelle Riva) sous le regard de Georges (Jean-Louis Trintignant).

« Ton inquiétude ne me sert à rien », répond calmement Georges à sa fille Eva, interprétée par Isabelle Huppert. Il arrive toujours un moment où « s’inquiéter » relève de l’indécence ou dénote d’un irrémédiable contre sens. Bien que fortement perturbée par les évènements, Eva est incapable de comprendre l’enjeu de la situation. Complètement dépassée, exclue d’une histoire où se règle la fin d’une vie qui n’est pas la sienne, elle prononcera plusieurs fois la phrase, « mais qu’est ce qu’il se passe ici ? ». Le cercle s’est refermé, la laissant à l’extérieur. Cet « ici » n’est pas communicable. Il se situe hors de portée du langage commun. Il ne peut définitivement pas se dire, se partager, tout juste peut-il se vivre. 

Quand le langage échoue, quand il vient buter sur sa limite, là où il devient impuissant à délivrer du sens, il ne reste plus que l’art. Un impromptu peut être une pièce créée sans préparation, improvisée, ou bien quelque chose qui surgit à l’improviste. Ce sera dans cet écart entre inéluctable et création que s’écrira désormais la vie de Georges. C’est dans ce creux qu’il devra faire face, répondre de l’autre, en répondre. C’est là, réduit à la solitude et au retrait du monde, qu’il devra inventer la « musique » de son tragique propre. Il l’accomplira d’ailleurs comme un auteur, son œuvre, et disparaîtra.

« Amour » de Haneke. Image extraite de la bande-annonce

Une seconde référence à l’art apparaît dans le film à un moment des plus critiques du récit. Michael Haneke, faisant mine d’abandonner ses personnages à leur tension, filme sans doute avec quelque ironie, les tableaux accrochés au mur de l’appartement. Une peinture de paysage ressemblant à celle qui commence à peu près avec Courbet, milieu du XIXème siècle. Mais loin d’apaiser ou de distraire, loin de toute niaiseries bucoliques, ces peintures font signe, comme le disait Deleuze, de l’imminence de la catastrophe, de l’annonce du point de chute. La nature est encore représentée dans sa beauté mais quelque chose de menaçant s’avance déjà dans le tableau. Un secret murmuré qui n’est autre que la chronique d’une catastrophe à venir. Ce « dire », que la peinture ou tout art sérieux, dévoile. L’évidence éclatante d’une cruauté qui déjà nous regardait sans que nous sachions la voir et que nous avions pourtant sous les yeux.

Des comédiens, à commencer par Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, il faut dire que « sublime élégance » paraît encore trop peu pour qualifier leur performance et que nous n’avons rien au delà en magasin.

Pour conclure, nous soulignerons avoir éprouvé un fort agacement devant la capacité de Michael Haneke à enchaîner des films d’une aussi grande qualité cinématographique.

 

« Amour », Film de Michael Haneke avec Emmanuelle Riva, Jean-Louis Trintignant, Isabelle Huppert, Alexandre Tharaud (au piano)…

 

La bande-annonce. 

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3 réponses à « Amour », la chronique d’une dégradation en huis-clos

  1. Bruno Sillard dit :

    Intérressant l’explication sur les tableaux, et une manière de dire au futur spectateur qu’il ne les loupe pas.
    Comme on ne me changera pas je ne résiste pas à vous conter cette petite anecdote.
    Ma mère qui écluse plusieurs fois par semaine tout ce que le cinéma compte d’auteurs, me disait qu’elle hésitait d’aller voir ce film, ayant entendu qu’il était peu conseillé aux personne de plus de 80 ans. J’avoue lui avoir répondu que effectivement le rapport à la mort de deux personnes agées était dur. et qu’elle pouvait passer son chemin.
    Donc, elle y est allée. Elle l’a trouvé magnifique.

  2. Pierre dit :

    Merci de votre réponse.
    C’est bien tout le problème.
    Sachant que j’ai dû en dire autant à ma mère et avec autant de succès que vous !
    Nous avons eu en quelques sortes notre réponse.
    Leçon, il faut sans cesse se défendre du « parasitage » ambiant, ne rien lui céder.
    Parce qu’en définitive, loin de toute pornographie, c’est à dire loin de tout « compassionnel à tout va », que trouve t-on dans le film de Michael Haneke si ce n’est,
    intelligence, élégance, et comme un parfum d’Amor Fati.
    Gloire à nos Mères, donc !

  3. Byam dit :

    Comète de Halley des Soirées de Paris, Pierre, tu nous fascines à chaque passage. Mais il faut bien trop attendre le suivant.

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