Elles sont quatre, quatre bouteilles de vin ; une au moins a été soufflée comme autrefois, on le devine par des stries sur la surface du verre, la forme de la bouteille aussi, d’autres détails encore qui témoignent du travail du souffleur.Quatre bouteilles de « cabernet d’Anjou », un rosé estival, frais, fruité et doux. Je ne les déboucherai jamais. Ce vin ne se garde pas, il a du être embouteillé au début des années soixante-dix. Peut-être même avant. Comme tous les ans en septembre, ce vin sans étiquette fête son anniversaire. Le temps était sans doute au beau, c’est souvent le cas en cette période de fin d’été pour les vendanges. Le raisin a été coupé à la main. Je le sais. Il n’y avait pas de machine à vendanger à l’époque pour ces vignes là.
Et vous savez quoi ? On aurait pu grignoter le raisin sans le laver, sans plaisir aussi car le raisin qui sert à faire du vin n’est en général pas très bon, mais si le grain était propre, c’est que la vigne n’était absolument pas traitée, chose rarissime dans une France où, à l’époque, le pesticide était roi. Ce vin que l’on aperçoit au travers du verre sombre des bouteilles est l’ancêtre des productions «bio» d’aujourd’hui. Le vin a-t-il une mémoire ? Sans doute. – Pardon, je passe devant vous, il me connaît, il ne m’en racontera que mieux.
Au sud de la Loire, les Coteaux du Layon serpentent entre Saumur et Angers. Le vin, le «coteau du Layon» ou son appellation proche le «rochefort», sans oublier le « bonnezeaux », y règne et rivalise sans honte face au «monbazillac», voir même au «sauternes». Il partage son royaume avec le «champigny» ou «l’anjou» rouge. Discrètement, mais honorablement, les blancs et les vins rosés comme le «cabernet» ferment le ban. Les ceps peignent les collines. Ne me demandez-pas de reconnaître le «chenin» le cépage du «coteau», du «cabernet sauvignon» ou du «cabernet franc», Je n’en sais trop rien. De même, seuls les vignerons savent démêler leur rang de vignes du rang des autres. Je regarde les bouteilles. Les pieds de ces vignes faisaient bande à part et on les reconnaissait facilement.
A côté des rangs soigneusement labourés, ceux-là semblaient abandonnés aux herbes sauvages. Je sais qu’il y poussait du trèfle, d’autres plantes aussi qui attiraient des coccinelles, lesdites bestioles à Bon Dieu qui boulottaient des araignées rouges pendant que dans le secret du sol, les racines des vignes se régalaient de la pitance que leur apportaient les sauvageonnes vertes. Le paysage de la vigne. J’y vois aussi, à l’horizon des coteaux angevins, des moulins, ou du moins ce qu’il en reste, leurs socles en pierres. Je regarde la bouteille. A-t-elle connue les années de plomb, les années vendéennes ? Les moulins se relèvent, leurs ailes ne tournent pas ou peu mais se figent en forme de croix latine ou de croix de saint André. Pendant la guerre de Vendée en 1793, elles servaient pour communiquer aux armées vendéennes, les mouvements des «bleus».
Et puis, quelques centaines de milliers de morts plus tard, les moulins ont repris leur boulot, moudre le grain. Un paysan du coin avait raconté qu’un jour, le vent avait fait grève et les moulins se sont définitivement arrêtés. Bien sûr, c’était la révolution industrielle, avec les trains et les machines, mais c’est le vent qui a fait grève, on ne sait trop pourquoi. Le vin raconte plein de chose, à commencer par le temps qu’il a fait pendant les cent jours qui séparent la floraison des vendanges. Des histoires que les paysans se racontent, une fillette de vin à l’ombre d’un sureau. «Quand le père Malinge a été retrouvé mort près du château, c’était le lendemain de l’orage de grêle. Ah non, la grêle c’est le jour où le fils à Juliette est né ! On venait juste de finir les vendanges». Enfin on se rappelle à peu près. Maintenant c’est plus difficile, tout le monde bourlingue, ça dilue les souvenirs. Aujourd’hui à force de trop voyager, même les vins en finissent à se ressembler, une pincée de banane par ci, une cuillérée de fruits rouges par là… Mais il ne faut pas désespérer le pressoir, ils recommencent à retrouver leurs origines. On peut ainsi les croiser, parfois plus âpre, plus tannique, moins fruité.
Quatre bouteilles…J’aimais bien ce vin là, un cabernet d’Anjou, un rosé de l’été, frais et doux. – Si je connaissais le vigneron ? C’était mon grand père Sillard ! Tu vois si je débouchais cette bouteille, sans que l’on y prenne garde, les rêves s’enfuiraient et il n’en sortirait qu’une infâme piquette. Tel que tu le vois, enfermé et tranquille, le vin s’y repose, baignant dans toute la mémoire de son coteau.
Je n’ai découvert (moi) que récemment les saveurs douces mais entêtantes des vins de Loire. Ces vignes, ce que l’auteur en raconte, me semblent pourtant familières. Et font irrésistiblement penser aux « petits vins frais », vins de soif de l’été (et d’autres saisons), si souvent évoqués par Nerval. Santé, camarades!
Anjou feu
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