Le taxi m’a emmené de l’autre côté de la rivière, je lui demande de s’arrêter. En face, la silhouette immobile d’un vaisseau argenté dont les écailles en titane se jouent du soleil : le Guggenheim, dernier bateau construit à Bilbao, né des friches du dernier chantier naval. Le taxi repart, il lui faut partir à l’assaut de la montagne pour mieux redescendre ensuite.
C’est drôle, on imagine Bilbao comme une ville noire, industrieuse, et pourtant chaque perspective qu’ouvrent ses rues se ferme sur des montagnes vertes, des forêts ou des champs. Nous replongeons et passons sous une arche rouge au milieu d’un pont que le taxi quitte aussitôt, je regarde à ma droite passer la proue du navire.
Le Guggenheim Muséum côté ville : une fleur de titane qui explose en une multitude de pétales.
Pour rentrer, un escalier monumental, mais celui-là descend. Je cherche des exemples. En général les escaliers monumentaux montent, non ?…Au début, dans les soutes du musée, on ne voit que des énormes plaques d’acier, des plaques rouillées dont on fait les bateaux, des plaques concaves, convexes, en forme de cônes en torsion ou en forme de rien, bref de l’art moderne à faire hurler… et pourtant, on ne hurle pas.
Le visiteur se glisse entre deux plaques qui pèsent chacune des dizaines de tonnes, elles sont seulement posées, jamais fixées. Dans la pénombre, un chemin que l’on découvre et qui se rétrécit, au gré des déformations du métal. Un filet de lumière se glisse entre le sol et le bas d’une plaque. Et soudain me voilà projeté dans un espace qui me semble plus grand que le cylindre extérieur dans lequel j’avais pénétré quelques minutes plus tôt. Il faut sentir et non comprendre, enfin comprendre quand même, un peu, ce vertige qui me saisit. Je remonte au deuxième étage : « D’ici, on peut voir Arcelor Mittal de haut, impressionnant, non ? », me lance un touriste français. Arce… ? Le touriste a tout compris et l’artiste, Richard Serra appréciera.
Difficile à expliquer que le groupe sidérurgiste qui a usiné les plaques possède peut-être une participation de 40% dans ces œuvres, mais quant au reste ? On en reparlera en 2030. Ensuite ? Chacun pourra reprendre ses billes, enfin façon de parler, elles sont plutôt encombrantes, ces billes !
J’oublie les autres galeries, à travers les vitres de l’Atrium, je regarde la rivière que plus aucun cargo n’emprunte. Reste-il encore des quais pour se rendre vers la vieille ville ? Il n’y a plus de marin pour y pisser ses bières. Je n’ai pas bu de bière, ni envie de pisser, c’est un taxi qui m’emmène vers le centre historique fait de sept rues plus parallèles que des «streets» new-yorkaises. Elles partent de la rivière. Je regarde les façades des immeubles sombres, la grandeur passée de leurs bow-windows aussi. Les «chipirones en su tinta» avaient-ils la même saveur quand les bars aux murs carrelés attendaient, qui sait, Ernest Hemingway ou Ava Gardner. La semaine prochaine, celle du 18 août, commencera la féria, mais Luis Miguel Dominguin ou Manolete ne viendront pas. J’ai l’impression que les magasins n’ont pas changé. Les morues salées s’entassent devant la vitrine de l’un d’entre eux et au-dessus gouttent les cuissots de jambons espagnols, des bellotas, les meilleurs du monde.
A côté, une mercerie sortie tout droit de mon enfance quand ma grand-mère achetait des boutons pour les robes qu’elle cousait. Et justement, là, viens voir, regarde, des tissus au mètre…Et celui-ci qui vend des chaussures et des bonbons aussi !
Je me souviens aussi des sardines de quand j’étais môme, des grosses sardines même pas vidées qui grillaient à fumée libre. Je ne les ai pas retrouvées.
Tu connais Catherine Sauvage ? Elle chantait Bilbao Song : «Mais si vous venez à passer ce jour-là, /Ça vous plaira peut-être bien, on ne sait pas. /Moi ça m’fait d’la peine. On peut plus rigoler. /Y a plus d’herbe sur le parquet. / La lune verte, elle a fait ses paquets/Et pis la musique, vraiment, on a honte pour son fric. /Joe, rejoue la musiqu’de c’temps-là.» Du Brecht revisité par Boris Vian et mis en musique par Kurt Weill. Mais je cause, je cause. Un verre de Rioja ? On l’élève pas loin d’ici, plus au sud.
Où suis-je ? Encore au Guggenheim, Je vire et vire encore dans le cheminement, parfois étroit, parfois large, au gré de formes complexes dessinées par Richard Serra. Enfin, le centre, un puits de lumière. L’artiste a dessiné cette sculpture comme un sexe de femme, le voyageur s’enfonçant vers son centre de lèvres en lèvres.
On s’y perd, on oublie ses repères, pas son histoire. J’ai des envies de sardines grillées, des grosses que l’on ne vidait pas et qui enfumaient les rues de Bilbao.
PS: Histoire de dire, il faut signaler une exposition David Hockney, une exploration incessante de l’art du paysage qu’il retranscrit avec une naïveté haute en couleurs. Au musée Guggenheim, David Hockney, jusqu’au 30 septembre 2012.
Le musée Bellas Artes de Bilbao est un peu étouffé par son grand-frère ; pourtant en ce moment, bien que ce soit plutôt un musée d’art moderne, on peut y voir une exposition passionnante de gravures sur la guerre, la tauromachie, les sorcières etc de Goya. Plus de 200 estampes où se mélangent beauté et violence ; on y retrouve l’histoire de l’Espagne aussi. Passionnant ! (Je sais je me répète.) Goya, jusqu’au 23 septembre 2012.