Vous entendez ? Le bruit des bogies. Les wagons noirs de Drancy qui s’en vont, emportant des milliers d’étoiles aspirées dans le trou noir d’Auschwitz. Vous entendez ? Le bruit des bogies. Et dans les wagons noirs de Drancy un passager qui ressasse et ressasse encore d’autres histoires en forme d’accident.
Les Allemands pendant l’occupation avaient mis le cinéma français sous la coupe de la Continental. Et pourtant, paradoxe de l’époque, on compte, parmi les films sortis alors, pas mal de chefs-d’œuvre. «L’assassinat du Père Noël» de Christian-Jaque, «Les inconnus dans la maison» d’Henri Decoin, «La Fille du Puisatier» de Marcel Pagnol, «La Nuit Fantastique» de Marcel l’Herbier, «Goupi mains rouges» de Jacques Becker, et bien d’autres encore comme «Le Corbeau» ou «L’assassin habite au 21» de Henri-Georges Clouzot, «Les Visiteurs du soir» et bien sûr «Les Enfants du Paradis», de Jacques Prévert et Marcel Carné,
En 1943, Louis Cuny qui n’est pas vraiment resté dans la mémoire du cinéma, tournait un film sur l’aviateur français Mermoz. Ce dernier, figure légendaire de l’Aérospatiale, disparut en 1936 dans l’Atlantique. Il avait été aussi vice-président du Parti social français (PSF), fondé par François de La Rocque, dernier président des Croix de Feu. Nous sommes bien loin de l’humanisme de Saint Exupéry.
L’acteur qui jouait Mermoz, Robert Hugues-Lambert, avait été raflé dans une boîte homo, dans les bras d’un officier allemand. Le soldat a été envoyé voir si la compagnie de l’armée rouge était aussi accueillante qu’à Paris et Robert Hugues-Lambert, lui, s’est retrouvé à Drancy.
Pour l’équipe du film, c’est la catastrophe. Non pas vraiment pour le devenir de l’acteur mais pour l’avenir du film. Côté Continental, pas question de lever le petit doigt, il est des formes de collaboration totalement impardonnables. Heureusement l’essentiel était en boîte et pour les derniers plans, une doublure fera l’affaire. On fait appel à un acteur débutant Henri Vidal, futur époux de Michèle Morgan. Reste la question des derniers dialogues et des raccords son.
Devinez ce qu’il advint. On eut l’idée de demander à Robert Hugues-Lambert de venir quelques petits matins près des murs de l’enceinte du Drancy. De l’autre coté, un camion était garé. Un ingénieur du son passa une perche et un micro à travers les barbelés. Tout cela avec la complicité d’un gardien… Je crois que c’était la gendarmerie qui gardait alors le camp.
L’acteur enregistra ses dialogues, puis fut embarqué pour le camp de Gross-Rosen en Allemagne. Il y mourut le 7 mars 1945. Ce sera son seul film. Mermoz sort le 3 novembre 1943 sur les écrans parisiens, tandis que le magazine Vedettes du 6 novembre consacre sa couverture à un portrait de Robert-Hugues Lambert… au détail près de son internement à Drancy qui lui est délibérément occulté.
C’est le cinéaste Marcel Bluwal qui en 1998 exhuma cette histoire et en fit un film, «Le plus beau pays du monde».
Pourquoi ce récit ? Peut-être pour se dire que les enceintes de Drancy n’étaient pas si étanches que ça et qu’un camion et un preneur de son sont moins discrets qu’un billet passé à la sauvette. Et se dire aussi qu’écrire, raconter, raconter encore, remettre la mémoire sur le métier, toujours, parce qu’il ne faut jamais oublier. Se dire encore, qu’au même moment, «Les enfants du paradis» (Alexandre Trauner et Joseph Kosma, juifs, y travaillèrent clandestinement) peut côtoyer «Mermoz». Se dire encore qu’entre 57 à 67% des moins de 35 ans ne savent pas ce qu’est la rafle du Vél’d’Hiv. Et ne jamais pouvoir répondre ce que l’on dira ou fera un jour, une nouvelle fois, quand la civilisation s’effondrera.
Incroyable cette histoire.
Stupéfiant. Ça donne d’ailleurs envie de voir le film de Bluwal. Bravo pour ce papier.
encore une incroyable histoire mettant en scène les acteurs français perdus dans cette période de occupation et de collaboration,comment ne pas penser également à
Harry Baur ou à Robert Le Vigan pour des histoires tout aussi troublantes
Merci, je me permets de rajouter une précision à ce dernier commentaire.
Deux gueules du cinéma français, « L’assassinat du père Noël » de Christian-Jaque, les fera se croiser en 41. Harry Baur fut désigné comme juif par « l’intelligencia parisienne ». arrêté par la Gestapo, il fut torturé, puis libéré, la police nazi ayant été convaincu qu’il n’était pas juif. Harry Baur ne s’en remis jamais, il est mort fin 42.
A contrario, Robert le Vigan, a marqué le cinéma par ses seconds rôles dans une filmographie imposante. Ouvertement antisémite, il s’enfuit de France abandonnant un dernier rôle dans « Les enfants du paradis ». Contrairement à son ami Céline il ne revint jamais en France. Il est mort en Argentine en 72.
Le moins poignant dans cet épisode n’est pas, je trouve, le fait que le malheureux prisonnier se prête à ces prises de son semi-clandestines. Quel est son propos, à lui ? L’exercice d’une conscience professionnelle intransigeante ? L’espoir, par là, d’augmenter ses chances de s’en sortir ? Le désoeuvrement, dans ces moments d’attente avant le transfert vers le malheur absolu ? Que lui passe-t-il donc par la tête, pendant qu’il « joue », de l’autre côté du mur ? « Jouer » entre guillements en effet, avec la voix seulement, comme s’il n’était déjà plus un regard, plus un corps, plus un « acteur » présent au monde.
Dans un article de L’Express paru en 99 à l’occasion de la sortie du film de Bluwal, il est rapporté que Robert-Hugues Lambert s’effondra en larmes seulement à la vision de sa belle chevelure blonde tombant à ses pieds quand il fut rasé à son arrivé dans un camp en Allemagne. Il venait de prendre conscience de là où il était, au moment même où on lui volait son image.
« Mermoz » fut salué à sa sortie par Pétain, et justement, il fallait que ce «Mermoz » là soit à l’image des « idéaux » de la France collaborationniste, puisque l’autre héros de l’aéropostale, Saint Ex, se battait lui dans les rangs alliés.
Or si l’acteur, Robert-Hugues Lambert avait pu croire qu’il serait libéré bientôt, c’était oublier qu’il était l’amant d’un officier allemand, ce qui était à la fois insupportable aux Nazis mais aussi aux tenants de la collaboration. Il ne l’aura compris que trop tard, et peut-être même jamais.
Evidemment, le crime de coucherie avec l’ennemi, sans parler de celui d’homosexualité – aggravait le cas. Lequel de ces deux « péchés » d’ailleurs, était considéré comme le plus lourd ? Cela dits dans d’autres cas, cette « intelligence du coeur » avec l’occupant (Arletty) aura été moins sévèrement regardé. Enfin, Arletty a tout de même dû se justifier quelques années…
Poignant.
Je lis avec retard ce récit qui éclaire honteusement sur la nature humaine.
Merci à Bruno pour sa culture cinématographique.
Une incroyable et abominable histoire, en effet, mais « Mermoz » ne fut pas produit par Continental-Films
Hé oui, il le fut par les Productions Françaises Cinématographiques… Merci cher lecteur,voilà l’erreur corrigée quatre ans plus tard! Quant à moi je m’en vais confus.