A deux pas du Musée Rodin qui rend hommage à l’œuvre de Camille Claudel, le Musée Maillol consacre le génie d’Artemisia, première femme peintre de l’histoire de l’art. A trois siècles d’intervalle, ces deux femmes luttèrent pour imposer leur art dans un métier d’hommes. Avec un inégal succès. Et l’exposition s’intitule à juste titre « Artemisia, pouvoir, gloire et passion d’une femme peintre ».
Née à la fin du XVIème siècle d’une famille d’artistes italiens contemporains de Caravage, (les Gentileschi et les Lomi, deux patronymes utilisés dans sa signature, Artemisia manifesta très jeune un talent époustouflant. La jugeant meilleure élève que ses frères, son père Horacio l’envoie se perfectionner en dessin chez son disciple Agostino Tassi. Mal lui en prend, l’homme abuse de la jeune fille. S’ensuit un procès retentissant entre les deux hommes fort pénible pour elle et qui inspirera les auteurs. Agnès Merlet en fit un film (avec Michel Serrault), Alexandra Lapierre un roman.
L’œuvre d’Artemisia s’explique en partie par la souffrance subie. Une agression qu’elle exorcise dans ses toiles « Suzanne et les vieillards » (son violeur et son père ?). Des toiles plusieurs fois reproduites jusqu’à transformer la peur horrifiée de l’instant en traits apaisés face aux deux hommes, voire en comportement détaché un brin séducteur.
Il faut dire que la femme agressée n’a rien d’une mauviette. Elle vit pour son art et tient à le faire reconnaître. Peindre en ce début du XVIIème siècle n’a pourtant rien d’évident pour une donzelle. Il est impensable de faire poser des hommes, exclu d’enregistrer des commandes ou de signer des contrats, ardu de s’approvisionner en coûteuses fournitures. Pas facile de se procurer ces lumineux pigments lapis-lazuli dont l’artiste exploite le contraste chromatique avec les ors, le vert bouteille et le grenat. Le lapis-lazuli coule un peu dans ses veines… On doit à son père cet éblouissant « David méditant devant la tête de Goliath », inédit petit tableau opportunément découvert quelques semaines avant l’inauguration de l’exposition !
Laissant à d’autres de son genre le soin de se réduire à immortaliser les Vierges à l’enfant et autres floraisons, Artemisia s’emploie à théâtraliser les scènes bibliques violentes, d’abord à Florence puis à Rome, avant de devenir portraitiste de cour (d’Angleterre) à Londres puis à Naples. Ses toiles les plus saisissantes mettent en scène des héroïnes culottées. Comment ne pas lire son désir de se venger du sexe masculin dans ses séries « Judith décapitant Holopherne » et dans ses toiles « Yael et Sisera », « Samson et Dalila » ? Autant d’œuvres où la femme manie avec une énergique détermination glaive, couteau et ciseaux. Œuvres où la cruauté n’exclut pas un certain romantisme.
Se mettant volontiers en scène, moins par narcissisme que par manque de modèles dans ses cartons, Artemisia dégage dans ses toiles une puissance de suggestion servie par l’orientation de l’éclairage. Elle manifeste surtout un art consommé du rendu des textiles et matériaux les plus divers, avec le souci constant du détail féminin. La femme de trempe reste féminine jusqu’au dernier cil du pinceau. On reste bouche bée devant le poids de ses velours, la structure de ses brochés, l’agencement de ses failles, le drapé de ses fichus. On admire la finesse de ses dentelles bordées de liserés d’or. On est abasourdi devant le réalisme de la ligne de boutons du justaucorps emprisonnant la taille de l’aristocrate qui pose assise comme pour Le Titien. On mesure le relief de chaque ornement guilloché, du moindre bijou ciselé. Une simple touche de blanc «fait» le cuivre ou l’étain de la bassine servant au bain de Bethsabée. La même pointe immaculée illumine les cristaux qui ornent le vêtement. On se rapproche pour s’assurer que les pierreries ont bien été peintes et non collées. Au point d’y toucher pour le croire. Incroyable maîtrise des techniques !
La notoriété et l’âge venant, le format des toiles grandit. La femme s’est arrogée le droit de monter sur des échafaudages… ou d’en laisser l’audace aux nombreux élèves de son atelier. Pour saisir l’évolution du talent de l’artiste, mieux vaut respecter l’ordre chronologique de ses œuvres, et donc commencer par les salles d’exposition du premier étage et non du rez-de-chaussée.
La toile qui révèle plus que toute autre l’incroyable tempérament de l’artiste appartient à sa série « Allégories ». Il s’agit (ce n’est pas un hasard) de « l’Allégorie de la renommée », une huile moins adorable que « l’Allégorie de la peinture » mais si éloquente… On lit dans le regard dédaigneux de la muse le défi que lance à la postérité l’artiste. Une artiste à qui la transgression ne faisait pas peur et qui assurait à ses commanditaires qu’elle avait «une âme de César dans un corps de femme». Gentileschi ou Lomi, c’est là sa vraie signature.