Les deux tours qui gardent le port de La Rochelle sont encore éclairées. Je les regarde du balcon de mon hôtel. Les serveurs du restaurant, en bas, démontent fébrilement la terrasse. L’un plie les tables et les chaises, l’autre les rentre. L’un enroule les auvents, l’autre débranche les menus lumineux. A côté, un bar secoue les cocktails du soir pour des noctambules pas encore réveillés.
Les bruits de la nuit montent jusqu’à moi. « Un pour tous, » pendant que les mousquetaires qui ne seront jamais quatre amusaient le lecteur, de l’autre côté du siège, les cadavres de milliers de Rochelais morts de faim par la volonté de Richelieu jonchaient les trottoirs.
Les pierres blanches de La Rochelle ont-elles une mémoire ? Pourquoi faut-il que je songe à cette ville qui comme par miracle n’a pas connu le sort de Caen ou de Royan pendant la seconde guerre mondiale parce que deux généraux pourtant ennemis l’avaient déclarée «ville ouverte». La cité fut sauvée et aujourd’hui les arcades des rues de la ville dégueulent de boutiques de mode.
Pourquoi faut-il que je pense au Silence de la mer ?
Le restaurant sort ses poubelles. Une bouteille se brise en autant de morceaux que de minutes perdues à les ramasser.
Je songe aux secondes que ma grand-mère décomptait quand elle suivait ma mère. C’était en 1942 ou 1943. Au bout du Vieux port débouche un canal. On y disputait une course de natation. 900 mètres pour les filles, 1.100 pour les garçons, c’était la traversée de La Rochelle. Ma mère nageait en tête et ma grand-mère lui faisait signe de ralentir parce que derrière, en deuxième position, nageait la fille d’un de ses meilleurs clients. Ma mère a gagné.
Je devine des silhouettes qui s’agitent encore derrière les vitres du restaurant. Tout à l’heure, la soirée s’annonçait tranquille, j’imaginais le bonheur secret des serveurs qui se voyaient tomber le tablier plus tôt qu’à l’accoutumée. Et puis deux couples sont arrivés ensemble vers 22 heures, il a fallu distribuer les cartes et rejouer du piano dans la cuisine. La nuit sera aussi courte qu’à l’habitude pour le personnel et le pourboire toujours aussi rare depuis que l’on paye en carte Visa.
Pourquoi faut-il que je pense au Silence de la mer ?
Deux généraux qui décident de ne pas se battre et un soldat allemand qui ne comprenait rien à la guerre.
Où était-ce ? Un soir vers 22 heures, mes grands-parents furent tirés de leur lit par la cloche d’entrée que l’on secouait furieusement. C’était fin 44. Un soldat allemand que mon grand-père avait rencontré à la Kommandantur. Que c’était-il passé ? Personne ne le saura jamais. Toujours est-il que ce soldat allait donner à mon grand-père, régulièrement pendant deux ou trois ans, les listes des réquisitionnés pour le Service du travail obligatoire, leurs permettant ainsi de se cacher.
Je me rappelle du livre de Vercors, «Le silence de la mer», je revois aussi le film adapté par Jean-Pierre Melville.
Puis l’armée allemande a reflué. Willy, c’était le prénom du soldat, la suivit dans ses bagages jusqu’à Annemasse. Une histoire au pourquoi inconnu, il déserta alors et retraversa dans l’autre sens une France meurtrie, dangereuse. C’était lui qui sonnait à la porte. Il était aussi risqué, en cette période de règlements de compte, d’accueillir un allemand déserteur, qu’un an auparavant de cacher un juif ou un résistant. Les FFI furent prévenus, ils demandèrent à mes grands-parents de continuer à le cacher, leur demeure était vaste et comptait une chambre de bonne. Et comme, même après la libération, le lycée enseignait toujours l’allemand, Willy devint le précepteur.de ma mère. Enfin en 1945, les autorités françaises lui procurèrent des papiers, lui donnèrent de l’argent et il repartit en Allemagne s’incliner sur la tombe de tous les siens tués dans un bombardement.
En bas, le restaurant s’est endormi. Le bar vide ses derniers cocktails. Près de la tour de la chaîne, deux mômes pêchent à la ligne. Ca dort un poisson ?
Le ronflement gras d’une moto me sort de ma torpeur.
Comme par obligation, je pense aux camps, à la torture, aux bombardements. Le fantôme de cet Allemand revient en ma mémoire. Je ne l’ai pas connu, peut-être m’a-t-il vu tout bébé. Qui ou quoi le poussait à prendre autant de risques en copiant les listes du STO ? Qui ou quoi l’a poussé à prendre autant de risques en désertant puis en retraversant la France, alors que, même, quelque soit le devenir de l’Allemagne, il ne serait guère qu’un traître là-bas et un ami pour si peu de personnes ici ?
Le soldat dans le livre de Vercors, un officier qui s’excuse de réquisitionner une chambre, disait : « J’éprouve une grande estime pour les personnes qui aiment leur patrie ».
Un pas résonne sur le pavé de la placette désormais déserte.
Je ne vois personne. Un fantôme, sans doute.
Bravo pour ce texte inspiré. J’ai eu envie de relire, par association d’idées, cette très belle nouvelle de Vercors, dans le recueil « Le silence de la mer » qui s’appelle « Ce jour-là ».
Merci.
J’ai retrouvé le texte sur internet, un superbe récit, une douce mélancolie au début qui se termine en une réalité tragique, (je ne donne pas le lien, je ne suis pas certain côté droits d’auteur). En tout cas, merci d’ouvrir mon petit texte sur un autre, si émouvant.
Très beau texte…
Quelle est la part des souvenirs d’enfance revisités, celle de la rêverie d’un auteur voyageur, de la construction d’un littérateur roué ? On croit deviner mais au fond on ne sait pas bien, on aime ne pas savoir, et on se laisse conduire et dériver dans les courants changeants des eaux du passé.
Il sourit, referma son ordinateur et s’en alla…