Interminables introspections, douloureuses rétrospectives, images glaçantes surgissant des abysses du souvenir, déferlante d’émotions qu’on pensait enfouies au plus profond de son être… Une guerre vécue ne s’oublie jamais. Celle de l’indépendance de l’Algérie ne fait pas exception.
Le livre « Des hommes » traite du souvenir qu’ont gardé, cinquante ans après la signature des accords d’Evian, ceux qui vécurent les ultimes assauts opposant l’armée française au FLN. Un passé qui fait leur présent. Ils ont été en guerre, ils ne retrouveront jamais la paix de l’âme.
L’histoire part d’un fait banal et même insignifiant. Une broche offerte pour un anniversaire. S’ensuit une bagarre qui amènera un groupe d’anciens conscrits à revivre le combat et ses suites, ranimant leurs angoisses tant la guerre est une plaie qui ne se referme jamais. Surtout quand elle fait appel à la torture, sanglante réalité sur laquelle l’auteur ne fait pas l’impasse. Sans en utiliser le terme.
Bien que long à démarrer il est impossible de lâcher le récit. A noter que le terme « bougnoule », si chargé de sens, apparaît pour la première fois page 43. Et tant pis pour le malaise qui s’installe, inscrit aux gênes mêmes du script. D’ailleurs il n’est pas prévu de pause (chapitres) mais seulement quatre parties. On endure donc l’aigreur des ressouvenirs, on subit les soliloques à n’en plus finir, on suit les cheminements de pensées avec leur esprit d’escalier, on s’effraie du souci du détail, indélébile… Quarante années ont passé depuis les massacres, les colons sont rentrés en métropole, les harkis ont été abandonnés sur place… Rien n’est pour autant effacé, les souvenirs remontent en bulles tenaces et nauséabondes qui viennent éclater à la surface de la mémoire vive. Colère, haine, mépris, jalousie, honte, remords… La guerre d’Algérie fait exploser le spectre des sentiments humains. Un bon titre sobre, « Des hommes »…
Reste-t-on le même homme quand, à vingt ans, on a passé des nuits à scruter l’obscurité à la recherche d’un ennemi invisible ? «On forme un cercle autour du poste mais les maillons sont tellement espacés qu’on se sait seul, l’espace entre deux hommes est si large, si vaste alors et on ne peut pas se parler , on aimerait au début se parler mais lorsque l’on sait que parler c’est devenir une cible, fumer aussi, on peut être vu, entendu, très vite on y renonce et tout de suite on se sent plus nu et vulnérable qu’à l’intérieur, ici rien ne nous protège…». Comment oublier les embuscades, les victimes civiles égorgées ? Comment s’imaginer en Algérien ? En fellaga ou en harki ? En héros ou en traître à la patrie selon qu’on épouse cette rive ou l’autre de la Méditerranée ?
Sans leçon de morale ni parti pris, fors celui de l’homme, Laurent Mauvignier dénonce dans le concret l’horreur de la guerre. Démonstration réussie à laquelle il associe au passage la décolonisation de l’Indochine et les tranchées de Verdun.
L’écriture est efficace, faite de phrases d’une longueur démesurée, de (rares) dialogues lapidaires et sans guillemets, de replongées en apnée dans le cours du temps. La souvenance n’a rien d’un long fleuve tranquille… On suffoque, on blêmit, on halète mais on ne lâche pas le fil du récit, éprouvant et construit.
C’est le septième livre que publie, aux Editions de Minuit, Laurent Mauvignier. Plusieurs de ses romans ont reçu des prix, des romans qui «s’essayent à circonscrire le réel mais se heurtent à l’indicible, aux limites aux dires», livre sa biographie.
Des hommes, Laurent Mauvignier/éd. de Minuit, 288 p., 17,50 euros.
Le pire est que toute guerre, même si on lui donne le nom de liberté, finit toujours en un repas de fauves où chacun oublie ce qu’il a été, pour n’être plus que ce qu’il est devenu, un monstre craché du ventre toujours fécond d’une bête immonde… qu’elle se nomme haine ou qu’elle se nomme peur.