Du début à la fin de sa longue vie, Edgar Degas aura consacré aux nu(e)s davantage d’œuvres qu’aux danseuses et aux chevaux qui pourtant lui apportèrent la célébrité. Dès lors, rien d’étonnant à ce que le Musée d’Orsay leur consacre une exposition entière. Avec le concours de la Fondation Annenberg.
C’est une exposition très riche, qui regroupe des œuvres rarement exposées à Orsay (pour cause de sensibilité à la lumière) et des prêts de collections publiques et privées du monde entier. L’exhibition propose un parcours chronologique en sept sections. Elle démarre avec les premiers nus de Degas. Il s’agit de dessins préparatoires à sa toile historique « Scène de guerre au Moyen Age« . Autant d’études de corps dénudés dans tout le registre des poses, debout, étendus sur le dos, sur le ventre, etc. Une femme étendue sur le dos genou fléchi paraît dormir. Elle préfigure le tableau martial marqué par l’absence totale d’effusion de sang.
Arrêtez- vous un instant sur la toile intitulée « Petites filles spartiates provoquant des garçons » exposé en noir et en couleur. La parité homme femmes y est encore (à peu près) respectée. La suite de l’exposition fait en effet la part belle au genre féminin. Observez la maitrise de la gestuelle qu’offre le tableau, amusez vous de l’attitude frondeuse de la donzelle à quatre pattes située à l’extrême droite.
Avec le corps exploité, Degas peint d’innombrables scènes d’intérieur de maisons closes. Un tantinet voyeuriste, le peintre s’immisce dans leur intimité. De nombreux dessins de Degas ne furent jamais exposés de son vivant. Il n’est pas exclu que certains aient été escamotés par des héritiers puritains… La littérature est moins prude que la peinture puisqu’à la même époque, Apollinaire préface les Sonnets luxurieux de l’Arétin… Il se dégage pourtant des œuvres de Degas un érotisme qui n’a rien de torride (sauf peut être « Femme enfilant son bas« ). En homme compatissant, l’artiste plonge volontiers le visage des pensionnées dans la pénombre, en masque les contours par de longues chevelures. La péripatéticienne n’en est pas moins brossée comme une créature adipeuse que l’oisiveté a rendue difforme. Acédie (1) et luxure sont des péchés capitaux.
Dans ces séries consacrées au bordel, honneur au bidet, à la cuvette, à la bassine, au tub, à la baignoire – indispensables accessoires des rencontres tarifées. L’obsession de la propreté prend sa source dans la hantise des maladies vénériennes transmissibles. Certains tableaux suggèrent l’homosexualité féminine, réelle ou fantasmée. Notez l’ironie suggestive de la toile intitulée « En attendant le client » : l’œil attentif distingue à l’extrême gauche le nez et le pied du chaland… mais pas encore son carnet de chèques ! La toile intitulée « Intérieur » (dite aussi « Le viol« ) autorise toutes les interprétations de la scène représentée. Faut-il se fier à la douce lumière que tamise la lampe de chevet pour préfigurer le raffinement des ébats programmés (le lit n’est pas défait) ? Le linge jeté au sol et les vêtements mal arrimés au montant du lit permettent-ils au contraire d’en conclure au caractère hâtif ? Et pour quelles raisons la femme apeurée, comme recroquevillée sur elle-même, se détourne-t-elle de l’homme vêtu prêt à partir, à l’allure un peu trop décontractée ?
Avec le corps ausculté et exposé, on passe à la nudité féminine au quotidien. A la banalité des gestes moult fois répétés. Femme s’habillant, se coiffant, faisant sa toilette, se séchant, s’essuyant les pieds, la nuque, se grattant le dos, prenant un repas ou son repos après le bain… De face ou de profil, debout, assise, couchée, vue latéralement ou en plongée souvent seule, parfois accompagnée (d’une servante notamment). Un déluge d’ablutions de toutes sortes ! Enfin, avec le corps transformé, Degas place ses nues dans des positions alambiquées, acrobatiques, voire abracadrabantesques.
Crayon, encre, huile, fusain, pastel, monotype (estampe sans gravure), l’artiste utilise une impressionnante variété de techniques. Il pratique l’estompe à la brosse au chiffon et même au doigt pour rendre à leur chair son velouté, au visage son mystère, à la pénombre sa densité.
Les dénudées de Degas sont grassouillettes. Elles ont le postérieur proéminent. On est loin des silhouettes longilignes des danseuses. En prenant de l’âge l’artiste paraît apprécier chaque jour davantage le moelleux d’un corps enveloppé. Représentée de dos penchée sur son tub, une femme juste un peu moins ronde que les autres voit ses fesses qualifiées « d’anguleuses »… N’exagérons rien, son fessier – haut de bassin – ne franchirait pas les éliminatoires du Crazy Horse !
L’exposition présente plusieurs sculptures, notamment de danseuses dont le mouvement captivait Edgar Degas. Passez devant la célèbre « Petite danseuse de 14 ans« . Dépourvue de son tutu de tarlatane et de ses chaussons de satin, elle offre un ventre proéminent surplombant de grands pieds. Déceptive, limite disgracieuse, même si la position des pieds révèle que la muse Terpsichore (2) est passée. Arrêtez vous plutôt devant l’adorable statuette en bronze représentant une femme entièrement lovée dans sa baignoire dont on subodore la chair amollie par l’eau tiède. Dommage qu’elle soit protégée par un carcan de verre tant l’envie vous prend de la toucher. Quelle magnifique imbrication de courbes ! Et qu’importe si cette statuette ne conserve pas les matériaux et couleurs d’origine – baignoire en plomb, chair de cire rouge foncé et eau de plâtre blanc …
Exposition « Degas et le nu », Musée d’Orsay, grand espace d’exposition, jusqu’au 1er juillet 2012
(1) Mal de l’âme qui s’exprime par l’ennui, l’apathie, l’absence de désir.
(2) Personnage de la mythologie grecque, muse de la danse.
Très joli article qui donne envie de se précipiter pour aller voir l’expo et amener avec soi tous ses potes !
Encore bravo pour vos écrits que je lis très régulièrement sur votre site dédié à Paris