Dans le silence du grand dortoir, le bruit de la chasse d’eau assourdissait l’espace le temps que la cuvette fût pleine de nouveau. Ce boucan aquatique anéantissait tout le reste au point que le retour du silence, brutal, était comme une sorte de grand vacarme, lui aussi.
Cette nuit-là le surveillant se leva d’un bond. Il savait, soit par instinct de pion, soit parce qu’il disposait d’informations, ou encore par l’addition de différents indices, qu’un des jeunes pensionnaires s‘échappait la nuit. Bien qu’il dormît dans une sorte d’état d’alerte professionnel qui lui gâchait la sérénité de son sommeil, il ne s’était jamais levé suffisamment vite pour pincer ni à son départ, ni à son retour, le fautif.
Cette nuit-là pourtant, il s’éjecta tellement vite de son lit puis de cette chambre centrale dévolue aux surveillants, qu’il fit sa ronde avec la jubilation anticipée du chasseur qui se sait en avantage à l’égard du gibier. Ses pieds ne faisaient aucun bruit sur le carrelage tiédi par un début d’été caniculaire. Ses mains s’étaient nouées derrière son dos et se saisissaient entre elles dans un laid mouvement de plantes carnivores. Au plafond et sur les murs, les néons faisaient miradors.
Cinq classes de « grands » dormaient là, soit près de 200 élèves sur 4 rangées. Il les connaissait tous et ne les aimait pas. Il ne faisait pas ce métier par vocation. Il ne les aimait pas et méprisait plus encore tous ces petits bruits digestif, ces légers couinements de rêveurs comme en font les chiens, ces ronflements saccadés, parfois sifflants, qui s’échappaient par toutes les voies disponibles du corps humain. L’espoir de surprendre le coupable, rendait cette fois ces choses plus supportables.
Mais le soudain bruit de la chasse d’eau, qui venait peut-être de l’étage inférieur, difficile à savoir, le priva dans le même temps de son atout essentiel, la finesse de son ouïe. Dans la pénombre en revanche il voyait mal, et l’utilisation d’une torche par exemple, risquait de fausser les résultats en provoquant le réveil d’innocents dormeurs. Maudite cuvette qui n’en finissait plus de se remplir. Et lorsque enfin le bruit cessa, que petit à petit son audition se réappropriait le silence avec l’élimination des derniers échos de l’outrage sonore, il sut que la partie venait de se terminer. Sur sa droite il vit s’agiter une main qui pendait d’un lit comme un membre autonome. En laissant remonter son regard le long du bras, il vit qu’il s’agissait du jeune Saboulet. Un bon élément celui-là, dont il connaissait les parents. Des gens pieux. Saboulet dormait avec une respiration à peine gutturale et le pion eut une pensée presque bienveillante à son égard avant de regagner sa piaule, frustré d’un trophée.
En réalité, ce jeune homme qui semblait plongé dans un sommeil enfantin, venait de rentrer. Le bruit de la chasse d’eau, un vrai chahut de réacteur, avait été l’élément salvateur, l’instant décisif. Comme certains de ses camarades, Saboulet savait très bien, à l’étude, en récréation, au dortoir, adopter l’attitude personnifiant l’innocence avec toujours un détail en surnombre pour la parfaire comme par exemple, la nuit, une respiration aux lisières du ronflement. Un sens du fignolage qui n’appartenait qu’aux « pros » du pensionnat.
Saboulet rejoignait la nuit le « Chiquito », le café-tabac qui bordait l’entrée de l’établissement. Il grimpait au premier étage par l’extérieur et pénétrait ainsi dans la chambre de la serveuse qu’il fréquentait et même, qu’il aimait. Cette chambre jouxtait celle des patrons et la cloison était malheureusement trop fine pour qu’ils pussent s’étreindre libérés de toute contrainte acoustique. Encore mineure avec ses 17 ans, la serveuse était sous la surveillance constante du bougnat et de son épouse. De jour, des clients qui se seraient hasardés à une réflexion déplacée à son égard eussent été rabroués vertement. Et comme il s’agissait du seul bistrot des environs, chacun pouvait mesurer le périmètre de ses intérêts.
Les jeunes amants s’aimaient donc en taisant l’expression de leur désir, heureusement protégés en de longs moments par les ronflements du patron, dignes par leur amplitude d’un moteur de camion diesel. Leurs soupirs amoureux contenus, le temps d’une parenthèse de deux heures, transformaient cette chambre un peu minable en alcôve imaginaire comme issue d’un rêve opiacé.
L’innocence du sommeil de Saboulet était un paradigme de bonne dramaturgie. Son corps avait l’air abandonné de l’élève qui accorde toute sa confiance à l’environnement protecteur du pensionnat. Dans son faux sommeil, il entendait parfaitement les pas retenus du pion sur le carrelage du dortoir. Son sentiment de victoire était tel, son bonheur d’avoir connu une fois encore la béatitude charnelle était si rémanent, que la seule chose qu’il ne pouvait pas réprimer, se limitait à un léger sourire découvrant deux dents. Le pion pensait qu’il dormait comme un ange.
Belle nouvelle très acoustique. Etienne puis Saboulet, j’adore et j’en demande encore !
Quelle précision dans les images.. être interne, c’est aussi ce rapport au bruit clandestin. Et tu monterais des cours d’écriture? Bonne journée.