Embarquement sur le tram 28

Il est des rues dans Lisbonne qui semblent monter et monter toujours, à se demander s’il se peut que parfois elles redescendent, ne serait-ce que pour ramener le passant à bon port. C’était un voyage de potes un peu paumés. Nous nous en étions remis aux pages du guide et celui-ci nous invitait à prendre un tramway.

Pas n’importe lequel, des trams, il y en a des tas, des bus aussi, mais là il s’agissait du tram 28 et un tour de ville assis sur ses sièges en bois nous offrait une perspective reposante en ces jours où nos longues nuits laissaient si peu de temps au sommeil.  Le terminus était non loin de là. Un tramway d’une autre époque attendait, une seule voiture jaune qui semblait presque en équilibre sur son train de roues resserré en son centre. L’intérieur était en bois vernis sombre; le chauffeur à l’avant commandait la manœuvre manipulant quelques antiques poignées métalliques.

Nous avions pris place près d’une fenêtre largement ouverte…et à gauche, comme l’ordonnait le guide. Le tram, enfin, entama pour une énième fois sa tournée séculaire, imposant sa route aux autos zigzagantes du seul son de sa cloche. Enfin presque.

La voiture, déjà passablement remplie, s’arrêta soudain. La voilà plantée sur ses rails; une minute, puis cinq, davantage encore. La cloche s’énervait de tous ses grelots, rien n’y fait. Rachel se lève, regarde :

– Une camionnette qui n’arrive pas à redémarrer, dit-elle.

Le conducteur reste impassible, laissant sa cloche donner de la voix à sa place. La situation apparaît désespérée pour notre tramway, prisonnier aussi de la toile d’araignée que forme l’écheveau de caténaires et de fils électriques encageant la rue.

Je regardais  par la fenêtre les passants immobiles, l’écume noire que les mers africaines ont rejetée sur le pavé lisboète. Ici la crise est une question d’habitude, on la subit puisque l’on ne peut plus la fuir.

La veille au soir, une grand-mère aux bas gris, déchirés, nous avait emmenés dans un restaurant au fond d’une ruelle ; la cuisinière nous avait longuement préparé un délicieux repas, une lotte au poireau, pour nous seuls.

Mon esprit jouait à saute-histoires, coincé dans ce tram qui n’avançait plus. La cloche du tramway n’en finissait pas de sonner. Au fond du wagon, une jeune femme, cuissardes à hauts talons, veste léopard, me sort de ma torpeur; elle se dirige vers l’avant du véhicule, dit trois mots au chauffeur. Il lui ouvre la porte. La femme s’en va vers la camionnette, en fait sortir l’homme au volant, prend sa place, fait miraculeusement démarrer le véhicule, le jette sans ménagement sur le trottoir, puis ressort. Le conducteur l’attend, elle remonte et le tramway reprend enfin sa course cahotante alors que la femme retourne à sa place, non s’en être remerciée par quelques applaudissements. Je m’amusais de la mine déconfite de l’homme à la camionnette, moteur à nouveau éteint, barrant, cette fois-ci le passage aux piétons.

Le tramway gravissait lentement une rue vertigineuse. Je ne comprenais rien au trajet. Je pensais être dans le Bairro Alto jusqu’à ce que ma compagne me persuade, plan à l’appui, que nous étions dans l’Alfama. Au plus haut, comme sur des montagnes russes, un instant la voiture sembla s’arrêter nous offrant un panorama sur le Tage avant de se jeter à nouveau dans une descente abrupte. Juste le temps d’apercevoir des Azulejos sur les murs qui délimitaient une placette. Le centre-ville déjà, et ses rues sans relief, la fin du voyage ?

Non, le tram 28 attaque une nouvelle ascension, cette fois c’est bien le Bairro Alto. Le wagon est bondé, la rue aussi, et les voitures qui bouchonnent obligent le tramway à de hardis démarrages en côte. En d’autres endroits, surtout à la surprise d’un tournant, ce sont les piétons qui semblent engager avec le tram un véritable «mano a mano».

Il aborde une nouvelle colline. Au son de la cloche, et au fil des arrêts, montent ou descendent des femmes chargées du repas du soir, des hommes qui se demandent ce qu’ils vont manger tout à l’heure, des jeunes pleins de musiques dans leurs oreillettes  ou des touristes pleins de fado dans leurs cartes postales.

Au plus haut de sa course, le tramway s’arrête, il ne reste que quelques touristes à bord; le chauffeur nous fait descendre.

– Où sommes-nous ?

– On dirait un monastère. Une grande bâtisse semblant se terminer par une église m’intrigue.

Ni nous, ni les autres touristes, n’étions pour autant disposés à assister aux vêpres, et encore moins à attendre les mâtines. Notre tram avance de quelques mètres pour s’immobiliser à hauteur de l’abri. On remonte, il repart. Nouvelle redescente, tiens le centre déjà !

Nouvelle remontée, Rachel me sort de mes pensées pour m’inviter à descendre au prochain arrêt. Une fois dans la rue, elle s’était mise à marcher devant, d’un pas de randonneur, son guide touristique à la main dont les pages étaient encore trop propres et pas assez cornées pour un guide honnête. L’Alfama nous accompagnait au hasard de nos pas. Je suivais essoufflé, comme souvent.

Parfois les histoires se mélangent, s’inventent ou se revivent ailleurs.

Petit à petit, la salle du restaurant où le guide nous avait envoyé s’était remplie, les assiettes aussi : de la morue au four, en cocotte, à la crème, aux fruits de mer… Plats de riches pour se souvenir du manger des pauvres. Une femme encore jeune, tout habillée de noir, accompagnée d’un guitariste, chantait coincée entre un vaisselier en bois verni et deux amoureux qui écrivaient leur future nostalgie en écoutant distraitement la «fadista» lisboète.

– Je me vois voûté, ventru, condamné à n’être qu’un bel esprit. Même plus jeune et sportif, je n’étais déjà que cela. Bretteur, poète, je vis ma vie comme Cyrano, un peu excessif sans doute, trop présent parfois. Où me mènent mes pas. Où mènent ceux que nous faisons ensemble ? Ici, ailleurs, sur la lune ? J’aurais bien aimé. Peut-être, ils nous apprennent simplement à être bien dans nos chemins respectifs.

– Buvons l’ami.

– Je te saoule ? Tu as raison, enivrons nous ! J’aime la chanteuse. Je levais mon verre en sa direction. Elle me répondit par un sourire.

– Te voilà embarqué dans le fado et avec «la fadista» en prime, ironisa Rachel. Le fado d’Antoine !

– Je ne comprends pas les paroles, mais même quand le rythme de la musique devrait être gai, il y reste une mélancolie envoûtante qui te fait sortir des rêves du plus profond de toi-même.

Un autre chanteur avait remplacé le couple qui devait en ce moment courir dans les rues de Lisbonne vers un même restaurant, chanter les mêmes chansons devant les mêmes clients et sourire au même touriste qui lèvera le même verre…

Dehors, la nuit. J’ai cru entendre au loin le son de la cloche du tram 28, elle se rappelait aux fantômes de Lisbonne ou d’ailleurs.

 Le tram en vidéo par Bruno Sillard (1). 

Le tram en vidéo par Bruno Sillard (2).

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