Je devais avoir 20 ans et j’avais déjà mes entrées dans la grande presse. Enfin, c’était un petit journal régional, et j’avais accès au sous-sol par la porte de derrière. C’était là où se trouvait le labo-photo. J’y passais des nuits entières.
C’était une autre époque où j’occupais le reste de mes autres nuits à refaire le monde, coller des affiches, écouter du Ferré et à lire Blaise Cendrars. A dire vrai, je ne connaissais que «La prose du Transsibérien», mais je m’en régalais.
Je me souviens du chant des oiseaux qui se réveillaient avant le jour. Nous nous croisions sur le chemin de mon lit. Avant de m’y effondrer, j’ouvrais une dernière fois le carton plat dans lequel je ramenais les tirages de la nuit.
La photo d’un chien qui nous avait adoptés sitôt débarqués sur Belle-Ile, par exemple.
Je me souviens aussi d’un feu sur la plage que nous avions imprudemment allumé trop près d’un bosquet. Les flammes trop hautes s’étaient mises à lécher les branches au plus haut d’un pin. La pluie de l’après-midi, la même qui allait rendre humide nos duvets, avait suffisamment mouillé les aiguilles de l’arbre pour qu’il ne se transforme pas en une torche imprévisible.
A l’époque, un vieux Kodak à soufflet ne me quittait jamais, je le trimbalais dans la poche de mon parka. Son objectif était si limpide que la lumière qui le remplissait une fraction de seconde emmenait avec elle la beauté des choses dans toute leur finesse.
Une nuit ainsi, un tirage grand format avait réveillé une biche à l’orée de la forêt. L’appareil l’avait attrapée, le négatif, du 6 X 9, six centimètres de haut par neuf centimètres de large, l’avait rendue dans toute sa vie. Une nouvelle vie en noir et blanc…
Le chien nous avait suivis, il nous précédait même, comme s’il savait, le soir venu qu’il nous fallait récupérer nos sacs cachés sous un préau d’école. Nous sandwichions sur la plage de quelques mauvais pâtés en boîte, sans nous inquiéter de la faim de notre compagnon. Profitant d’une inattention, d’un coup de museau habile, suivi d’un coup de patte bien ajusté, il fit voler en l’air le pâté breton, le rattrapa pour le déguster tranquillement. Reconnaissant, selon une règle non dite, qu’il avait bien mérité sa chasse, on lui laissa faire bombance de son butin.
Avec le 6X9, la pellicule, un rouleau de papier derrière lequel était cachée la gélatine, ne permettait que neuf photos. Encore fallait-il ne pas oublier les réglages, vitesse d’obturation, ouverture du diaphragme. La distance aussi coco !
Ensuite il fallait attendre le tirage, pour voir si la photo était bonne.
Les nuits en province sont souvent calmes. Une fois je croisais un couple éméché, pour ne pas dire plus. La jeune femme était allongée en travers de la rue, l’homme plus âgé la regardait assis sur une borne. En passant je me hasardais à dire à la fille que le trottoir était plus confortable que la chaussée pour dormir. Elle ouvrit les yeux, me regarda, se leva et se dirigea vers moi : « tu as du feu ?»
«Tu peux l’emmener si tu veux» me dit le mec qui s’était aussi levé.
Manifestement elle l’énervait.
On a dû échanger quelques mots, je n’ai que le souvenir de m’être assis sur le muret qui longeait la rivière, la fille allongée, la tête sur mes cuisses. Le type voulait toujours me la refiler, et puis brusquement, ils sont repartis tous les deux.
Les oiseaux qui se réveillaient me rappelaient que je devais aller me coucher.
Cette nuit sur Belle-Ile, il faisait froid et le sable de la plage était dur. Ma copine et moi nous avions attaché nos duvets en double. Le chien sans trop attendre, juste ce qu’il faut pour une politesse de chien, est venu s’allonger entre nous deux. On se réchauffait à trois, pendant que les autres de la bande se refroidissaient tout seul.
Un jour j’ai enfin découvert un autre texte de Blaise Cendrars :
« Nous entendons un troupeau/Il est dans une clairière/Les herbes et les broussailles y atteignent cinq à six mètres de haut/Il s’y trouve aussi des espaces restreints dénudés/Je fais rester mes trois hommes sur place chacun braquant son Bell-Howel/Et je m’avance seul avec mon petit kodak/Il n’y a rien d’aussi drôle que de voir s’élever s’abaisser se relever encore/Se contourner en tous sens/Les troupes d’éléphants/Dont la tête et tout le corps immense demeurent cachés. »
Depuis, pour moi le Kodak est devenu autre chose qu’un simple appareil photo. Le plus drôle est que la firme à l’époque, 1943 je crois, n’était guère friande de ce genre de publicité.
J’avais corné une note de l’éditeur :
« A la parution de Kodak de Blaise Cendrars nous avons reçu un « papier timbré » de la maison américaine « Kodak C° » qui nous expliquait que nous avions sans droit pris comme titre d’un de nos ouvrages le nom de sa firme. (…) L’emploi à tort et à travers de ce mot, loin de lui servir de publicité, lui nuisait au contraire en l’écartant des emplois précis de produits vendus par sa firme. »
On s’est baladés dans l’île toute la journée. On a bu, mangé du pâté, rebu, mais nous n’avons pas rallumé de feu. Au moment de remonter dans le bateau qui allait nous ramener à terre, il nous fallut ruser pour nous séparer de notre compagnon. On lui ouvrit une dernière boîte de pâté breton puis profitant de son appétit nous nous sommes éclipsés. Du pont du bateau, nous l’avons vu nous chercher sur le quai. On était tristes.
On l’avait appelé Joliot.
Frédéric Joliot-Curie lors de la libération de Paris s’était installé dans les caves de l’Hôtel de ville pour fabriquer des cocktails Molotov, sans mèche, donc moins dangereux pour le lanceur.
C’était une époque où l’avant-garde ouvrière préparait la révolution. Côté ouvrier, c’était moyen mais on se préparait quand même.
Les temps changent, passent et nous font vieillir…
Kodak vient de déposer son bilan, on va disperser brevets et histoires.
J’ai retrouvé ces quelques lignes de Blaise Cendrars :
« Qu’importe un titre. La poésie n’est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes, que j’ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant Documentaires. Leur ancien sous-titre. »
Le soufflet de mon Kodak a fini par rendre l’âme, de toute façon je doute que l’on trouve encore des pellicules de ce format. Mais je sais dans quel désordre se cache l’appareil photo.
Le bateau s’éloignait, la plage aussi. Encore heureux que l’on n’a pas fichu le feu au petit bois !
Une époque qui disparait…
Des poèmes comme des photographies verbales…merci pour cette évocation rêveuse et touchante mêlant Blaise Cendras, Kodak et Belle-Ile.