Edouard Graham collectionne les collectionneurs

Ils sont à peine sortis, du même auteur et, déjà rares. Pratiquement coup sur coup en 2011 Edouard Graham a publié deux livres pour bibliophiles avertis. L’un s’intitule «Guillaume Apollinaire au centre des avant-gardes» soit une recension thématique de la bibliothèque du collectionneur Jean Bonna et l’autre «Les écrivains de Jacques Doucet» qui détaille les trésors de la collection du couturier et mécène.

Rares ils le sont déjà et rares ils le seront car le premier a été tiré à 1000 exemplaires par les Editions Fata Morgana et l’autre à 1200 exemplaires par 1) la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, 2) la Chancellerie des universités de Paris et 3) les Editions des Cendres ce qui fait de cet ouvrage un poids lourd au propre comme au figuré puisqu’il dépasse largement le kilogramme.

Que de trésors ces deux livres contiennent ! Dans «Apollinaire au centre des avant-gardes» il y a des lettres de Marie Laurencin où pointent l’ennui et la tristesse, commençant parfois par de touchants «Mon Wilhem» et, plus généralement des courriers envois ou autographes à tout un monde d’artistes modernes qui justifient tout à la fois le titre de l’ouvrage et son fil directeur. S’y ajoutent quelques portraits dessinés dont le sujet est naturellement Apollinaire. Celui de Louis Marcoussis est assez bien vu, tout en nuances modernes et, carrément savoureuse, la version «mécanomorphe»  de Francis Picabia, dont l’originalité s’inscrit bien dans la compétition créative de tous ceux qui l’on portraituré (Marius de Zayas, Picasso, Chirico, Laurencin…). Ce même Picabia qui, au passage, verra ses aquarelles américaines reproduites dans Les Soirées de Paris. La lecture de ce livre est un bonheur en raison de tous les proches qui l’émaillent, au point qu’il aurait aussi pu être titré «Apollinaire au centre de ses amis artistes».

Portrait d'Apollinaire par Picabia. Extrait "d'Apollinaire au centre des avant-gardes". Photo: PHB

Avantagé par la première lettre de son nom c’est Apollinaire encore qui fait l’ouverture du livre énumérateur des pépites littéraires collectionnées par Jacques Doucet. A vrai dire ils se sont peu connus puisque le premier échange épistolaire date de 1917 et qu’Apollinaire décède l’année suivante.

Jacques Doucet est un homme riche issu d’une famille riche. Quand il s’intéresse aux écrivains et poètes modernes, le rapport de forces est tellement disproportionné avec la plupart qui ne mangent pas à leur faim qu’il peut, en payant certes cher, se créer une bibliothèque sortant de l’ordinaire et qui stationne aujourd’hui non loin du Panthéon. Selon nos informations, c’est là que l’on peut voir la fameuse boîte de dentifrice métallique sur laquelle le soldat Apollinaire avait gravé «Ah Dieu que la guerre est jolie». Un trophée qui n’a pas de prix.

Selon une lettre citée dans le livre, Robert Desnos disait de Jacques Doucet, dans un hommage posthume et anonyme (mais la signature de Desnos est vraisemblable), publié dans Paris Soir le 2 novembre 1929 : «Les peintres ne furent pas les seuls à bénéficier de sa générosité. Sa bibliothèque renfermait les éditions des jeunes écrivains ; il payait cher leurs manuscrits. En somme, aucun mouvement ne s’est dessiné dans l’art contemporain, et particulièrement depuis la guerre, aucune école ne s’est créée, aucune mode, même passagère, n’a pris naissance, sans que Jacques Doucet n’y ait aidé

A Robert Desnos, Jacques Doucet commandera une étude sur l’érotisme que cet écrivain brillant et hors clous, intitulera merveilleusement «De l’érotisme considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne». On dirait de l’Apollinaire dans le texte et ce n’est pas un hasard puisque Desnos a dit pour ce faire, s’être inspiré des travaux qu’Apollinaire avait déjà effectué avec Fleuret et Perceau pour le compte de la BnF.

Aragon, Cendrars, Proust, Breton, Eluard, Cocteau et beaucoup d’autres, ce livre est en soi un annuaire magnifique. Mais son grand intérêt vient entre autres des correspondances entretenues par Doucet avec les écrivains sur fond d’aide financière. Quelque 400 pages grand format apportent ici un éclairage inédit sur un mouvement intellectuel épris de modernité, tellement juste qu’il ne lasse toujours pas aujourd’hui. Une chance.

Une lettre de Robert Desnos dans "Les écrivains de Jacques Doucet". Photo: PHB

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