Limonov, cocktail franco-russe

C’est un roman d’aventurier, non d’aventures, que nous livre, sur fond d’histoire franco-russe contemporaine,  le romancier  Emmanuel Carrère  sous le titre « Limonov » : le récit d’un personnage fascinant  toujours vivant aujourd’hui, pour lequel  l’écrivain français vient d’obtenir le Prix Renaudot. 

Né en 1943, Edouard Limonov fut d’abord poète-voyou-tailleur en chambre en Ukraine, puis idole de l’underground à Moscou,  clochard avant d’être valet de chambre de milliardaire à Manhattan, écrivain à la mode à Paris, soldat perdu dans les Balkans (du côté des Serbes),  trappeur  traqué dans les monts de l’Altaï, politicien co-fondateur du  Parti  national-bolchévik dont les militants sont des crânes rasés, guérilléro attisant les foyers d’insurrection dans les républiques séparatistes slaves, prisonnier à la forteresse KGB de Lefortovo, l’équivalent de la prison d’Alcatraz…  Et toujours, toujours et où qu’il soit, homme à femmes (de plus en plus jeunes)…

Un  trajet tourmenté qui  vaut à l’aventurier de figurer sur la (sombre) liste des ennemis de la Russie de Poutine à côté de feu Anna Politkovskaïa, la journaliste descendue au fusil à pompe, et d’Alexandre  Litvinenko, l’espion russe empoisonné au polonium 210…

En écrivant sa biographie romancée quoique très documentée dans un livre dont le titre porte son patronyme, Emmanuel  Carrère de fait, alimente  le rêve de son héros : devenir à tout prix célèbre, que ce soit sous l’habit de Carlos ou de Jean Moulin… Le romancier-scénariste français semble subjugué par le parcours de Limonov et  la densité de son œuvre, notamment  son «Livre des eaux».  Les deux écrivains se sont rencontrés à plusieurs reprises, mais leur dernière entrevue a  déçu le Français. Qu’importe, son ouvrage était déjà abouti.

A le lire, on ne peut s’empêcher de s’interroger. Petit-fils d’immigré russe, Carrère partage-t-il la vision politique de Limonov ? Le fils de la célèbre historienne Hélène Carrère d’Encausse a-t-il,  comme Limonov, la nostalgie de la Russie d’avant la « Grande Guerre Patriotique » (qu’on appelle chez nous  la Seconde guerre mondiale) ? Autrefois, écrit-il  en effet, «on vivait mal, on râlait dans sa barbe, il n’empêche qu’on était globalement fiers  : de Gagarine, du spoutnik, de la puissance de l’armée, de l’étendue de l’Empire, d’une société plus juste qu’en Occident». Qui des deux écrivains se moque de l’époque Brejnev-Tchernenko avec ses «processions de momies russes» ? Qui  ne pardonnera jamais à Gorbatchev d’avoir ouvert «la boîte de Pandore» avec sa Glasnost, à Eltsine d’avoir mis le Parti Communiste hors la loi ? L’un, l’autre ou plus vraisemblablement les deux ? Qui voit en Poutine «un homme d’Etat de grande envergure» quoique par ailleurs  qualifié de «froid et rusé», faisant peu de cas de la vie humaine ? On s’amuse au passage de l’image trouvée par l’écrivain français  pour décrire l’attelage Poutine/Medvedev : une voiture d’auto-école à double commande, le premier étant  le moniteur, le second  l’élève…  Qui du Russe ou du Français s’aventure à juger (arithmétiquement) le stalinisme plus humain et moins pire que le nazisme, en  rappelant que «20 millions de Russes ont été tués par les quatre années de grande guerre, 20 millions par leur propre gouvernement pendant les vingt-cinq ans de règne de Staline» ?

Emmanuel  Carrère  livre ici un ouvrage dense et captivant, différent de ses œuvres  précédentes. Rien en effet de commun entre « Limanov » et son magnifique (mais dérangeant !)  « La moustache », sa  « Classe de neige » (primée Femina 1995), sa version romancée de l’affaire Roman « L’adversaire », ses interrogations devant la mort dans « D’autres vies que la mienne » ? Auteur éclectique, Carrère distille  certains aspects de sa personnalité et de son passé, outing amorcé dans « Un roman russe ». Dans Limonov, il livre son admiration pour une mère dont  il souffrit petit de l’éloignement. Il  confesse «avoir jadis donné dans le culte romantique de la folie». Il revient de façon drolatique sur ses débuts de pigiste-intervieweur pour Télérama  au Festival de Cannes…  Du début à la fin, un régal franco-russe !

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