Nous sommes en 1996 et Gisèle Freund parle près d’une fenêtre devant une caméra. Une épaisse fumée de tabac monte en volutes depuis une de ses mains. Son visage est plié et replié par des rides qu’accentue un sourire assez large et dont les manifestations sont fréquentes. Cette photographe explique que les écrivains dont elle a fait le portrait ont été un peu «vaniteux» à l’égard de leur image et par ailleurs, afin d’obtenir d’eux la photo décisive, elle leur demandait non pas de se tenir comme ci ou comme ça, non, elle les interrogeait sur leurs œuvres. «C’est ainsi que je les possédais» dit-elle simplement.
Alors que de multiples expositions parisiennes brandissent à coup d’affiches le génie dont elles ont fait leur sujet d’automne, l’exposition organisée autour de Gisèle Freund par la Fondation Pierre Bergé se borne à consacrer un vrai talent en même temps qu’une vie s’écartant de l’ordinaire. Disons-le maintenant, les photos que Gisèle Freund a prises entre 1933 et 1940, méritent amplement le détour. La scénographie n’est pas fracassante mais elle n’en a pas besoin, elle sérieuse et parfaitement ordonnée. Constituée essentiellement de portraits d’écrivains elle se divise en deux périodes, l’une en noir et blanc, l’autre en couleur due au procédé tout neuf Kodachrome.
Impossible de ne pas éprouver un mélange de plaisir et de respect devant la façon dont elle a su saisir avec délicatesse et profondeur des gens comme André Breton, Paul Eluard, James Joyce, André Malraux, André Gide, Paul Valéry, Jean Paulhan… et plus tard James Joyce, Jean Cocteau, Colette ou Stefan Zweig sur des épreuves couleurs. Le rendu noir et blanc de ses photos est en l’occurrence impérial tandis que les tirages couleurs restent plus anecdotiques que convaincants en raison d’une technique encore balbutiante qui tue un peu le talent.
Gisèle Freund est née à Berlin en 1908 au sein d’une famille d’intellectuels. Juive, elle manque de se faire arrêter par les SS en 1933 et elle fuit en France avec son Leica compact (qui voit et enregistre tout disait la publicité) en poche.
Le hasard, la chance, le destin, font qu’elle s’immisce dans le milieu de la littérature avec comme point d’orgue le congrès national des écrivains qui se tint à la Mutualité à Paris en 1935. Pendant cinq jours Gisèle Freund «shoote» la crème de la littérature mondiale. Elle est la seule à le faire en compagnie de David Seymour l’homme qui allait co-fonder l’agence Magnum en 1948. En 1936, elle donnera la pleine mesure de son talent de reporter avec des photos d’usines ou de gamins dans une Angleterre prolétaire et qui seront publiées par «Life».
De nouveau en fuite en raison de la guerre qui se déclare, Gisèle Freund part en Argentine et reviendra par la suite en France au sein de l’agence Magnum jusqu’en 1954. Elle publiera des livres, sera l’objet d’expositions (1968 au Musée d’Art moderne, 1991 au centre Georges Pompidou) réalisera en 1981 le portrait officiel de François Mitterrand en 1981, la Poste reproduira sur un timbre son portrait d’André Malraux…Gisèle Freund touchera sur le tard les dividendes de sa notoriété.
Son autoportrait pris en 1934 rue Lakanal fait d’elle un de ces personnages qui invitent à la rencontre, à la parole, à l’affection spontanée. Une impression qui est confirmée par ces images filmées seulement quatre ans avant sa disparition. Soixante années séparent ces deux visions mais il en ressort une humanité évidente qu’aucun ego surdimensionné ne vient altérer ou masquer.