Quand le chic actionnaire d’une société de livraison à domicile se voit livrer son repas du soir ou un colis quelconque par un cycliste hors d’haleine, il peut se satisfaire tout d’abord de la très rare vision d’un retour complet sur investissement. La Bourse le rémunère par le haut tandis que le coursier le conforte par le bas, dans l’idée que la société Internet, bouclant la boucle, atteint la perfection. Cependant qu’à travers « Sorry we missed you », Ken Loach ne s’est intéressé, lui, qu’à l’existence de ces milliers d’anonymes qui parcourent les rues en tous sens. Son jeune héros Ricky a même embarqué dans sa camionnette une bouteille de plastique afin de s’y soulager sans que cela ne pénalise le minutage drastique de la livraison.
Interprété par Kris Hitchen, Ricky n’est pas un gagnant, ni même un futur gagnant, contrairement à ce que l’on voudrait lui faire croire. Il est tout en bas d’une échelle sociale qui ne comporte pas de barreaux visibles. Il habite à Newscastle en Angleterre dans un logement modeste qu’il loue avec sa femme Abby et ses deux enfants, un garçon et une fille. Pour planter son décor, Ken Loach est, à son habitude, magistral. Comme un Zola ou un Steinbeck autrefois, il dépeint au scalpel ces humains bas de gamme qui survivent difficilement, qui arrivent tout juste à boucler leurs fins de mois. Elle s’occupe de son côté de l’aide à domicile de personnes dépendantes. Elle le fait malgré tout avec une humanité qui manque certainement à ceux qui la sous-paient. Ken Loach convainc facilement, sans recourir au misérabilisme.
Ricky est au centre de cette histoire se déroulant de l’autre côté de la Manche mais qui aurait également pu s’écrire à Paris. Là-bas comme ici, le piège est toujours le même. L’employeur qui refuse d’en être un signifie aux volontaires que ce sont eux qui ont leur destin en main. Que ce sont eux qui font les choix. Sauf que respecter la charte de l’entreprise commanditaire implique des sacrifices bien supérieurs au salariat, et qui affectent largement la vie privée de ceux qui y souscrivent. Le chef du dépôt où travaille Ricky attèle ses coursiers avec un genre de gros téléphone qui sait tout: le parcours, les adresses à livrer. La petite machine est un surveillant très efficace. Dès que le livreur passe plus de deux minutes en dehors de sa camionnette, elle le bipe. La compagnie sait donc où se trouve son chauffeur et plus encore où il en est de son programme. Le client peut également surveiller la progression du colis attendu. La pression est importante, tout est évalué. Et pas de révolte possible. Si cela ne convient pas, d’autres attendent. Ricky se voit donc mécaniquement asservi. Il sait en outre, qu’il doit pallier lui-même à son éventuel remplacement. Censé être libre, il ne l’est pas. Seule sa femme saura, avec une véhémence bien sentie, trouver les mots au téléphone pour signifier au musculeux Gavin Maloney (excellent Ross Brewster), le chef de son mari, qu’il doit faire attention à laisser sa famille tranquille.
Une fois encore on est obligés de s’incliner devant le travail de Ken Loach et son impeccable direction d’acteurs. Son film suscite beaucoup de questions sur l’évolution de la société et le singulier manque d’égards envers les prolétaires d’Internet dont on trait l’énergie jusqu’à leurs ultimes réserves. Sur la route des livraisons modernes, il n’est même pas question de « bienveillance », ce cache-sexe dont on habille désormais toute forme d’exploitation des cadres.
Comme l’expliquait un politique français récemment, c’est le droit du travail qui doit conserver le primat sur le contrat de salarié et non l’inverse. « Quand » il y a un contrat de salarié. Ce qui en l’occurrence, dans le film de Ken Loach, n’est pas le cas. La sous-traitance et les auto-entrepreneurs permettent d’éviter l’écueil de l’encombrante gestion des ressources humaines. « Au moins ont-il un travail » est l’argument récurrent des libéraux aux étages du dessus. Postulat qui vient d’être battu en brèche aux États-Unis ou le gouvernement de Californie a, en septembre de cette année, contraint par la loi, les sociétés Lyft et Uber à salarier leurs chauffeurs. Et à revoir en conséquence leur modèle économique. Quand dans le même temps, Ken Loach s’interroge sur l’autre modèle à défendre, celui qui fait de la considération du travailleur de base, un point impossible à décentrer.
PHB
Tout à fait le nid des futurs « Jocker »