En 1998, Pierre Bayard s’était déjà permis d’accuser Hercule Poirot de « délire d’interprétation » lors de l’affaire de Roger Akroyd. Et pourtant le roman « Le meurtre de Roger Akroyd » avait rendu Agatha Christie célèbre du jour au lendemain pour avoir transgressé l’une des règles d’or du genre, en osant confondre le narrateur et l’assassin.
Puis en 2008, il a eu l’audace de s’attaquer à Sherlock Holmes himself en affirmant qu’il s’était trompé dans « L’affaire du chien des Baskerville » ! Cette fois Holmes aurait été la victime de son créateur Sir Arthur Conan Doyle, qui en voulait beaucoup à sa créature d’avoir dû la ressusciter sous la pression du public et de sa mère après l’avoir fait disparaître dans les chutes suisses du Reichenbach, et le poursuivait de sa haine inconsciente au point de le faire passer à côté de la solution. Pas mal vu…
Et le voilà qui récidive avec «La vérité sur « Dix petits nègres », autre célèbre opus de Dame Agatha, qui avait cru résoudre l’énigme en inventant un stratagème tarabiscoté, et le voilà qui nous propose la vraie solution.
Mais qui est donc ce Pierre Bayard qui se permet de réécrire des chefs d’œuvre de la littérature policière (voir également son « Enquête sur Hamlet » en 2002)? Je vous ai déjà parlé de cet essayiste à la précieuse double casquette, à la fois professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste (voir mon article du 12 janvier 2017). Bien que doté d’un profond sens de l’humour, il prend très au sérieux les personnages issus des pages de nombreux chefs d’œuvre, les polars notamment. Il les prend au sérieux au point de réitérer son approche précédente en s’attaquant à nouveau à la chère Agatha, car pour lui, les héros livresques échappent à leur créateur, entrent dans la vie des lecteurs, et deviennent aussi multiples et insaisissables que ces lecteurs.
Bref Pierre Bayard met tout son talent de double connaisseur des ressources de la fiction livresque et de l’âme humaine au service de la réécriture des grandes énigmes.
Et dès son « Qui a tué Roger Akroyd ? », il faisait remarquer : « Il ne peut en effet être considéré comme anodin que les trois œuvres littéraires les plus marquantes de la théorie psychanalytique – Oedipe Roi, Hamlet et « La lettre volée » – soient toutes trois des œuvres policières. » (page 103, où il s’agit de la pièce de Sophocle, de celle de Shakespeare et de l’une des « Histoires extraordinaires» signées Edgar Poe).
Ceux qui ont lu « Dix petits nègres » se souviennent que ce n’est pas un Poirot, et que l’auteure recourt à un procédé qui lui est cher, à savoir partir d’une comptine enfantine (comme dans « Cinq petits cochons »), autour de laquelle elle bâtit l’intrigue. En l’occurrence, cette comptine est à la fois précise et imprécise, mais elle annonce la mort successive et variée de « dix petits nègres [qui] s’en furent dîner ».
Notre Agatha ne va pas suivre exactement la mort évoquée dans la comptine pour chacun de ses personnages, mais s’en approcher le plus possible. Elle imagine donc que sept hommes et trois femmes (qui ne se connaissent pas) ont été invités, par une lettre alléguant divers prétextes, à se rendre sur l’île du Nègre (sic), lieu sujet à bien des rumeurs depuis qu’il est devenu la propriété d’un mystérieux milliardaire.
Or dès le premier soir, au cours du dîner, le majordome met en marche un magnétophone accusant chacun des huit invités et des deux serviteurs d’avoir provoqué la mort de quelqu’un, directement ou indirectement. Et c’est au tour du premier invité de s’écrouler empoisonné, comme le premier petit nègre de la comptine.
L’homme à la double casquette se permet de raconter l’histoire à sa manière en donnant la parole -anonyme bien sûr- au véritable assassin. Après avoir établi la liste des personnages et la chronologie des faits, suit le chapitre « Je me présente », qui débute ainsi : « Puisque je suis responsable de la mort des dix personnes dont le cadavre a été retrouvé sur l’île du Nègre, j’estime disposer d’une certaine légitimité pour expliquer comment les choses se sont passées. »
Mais quel culot ! Le voilà qui emprunte le fameux procédé qui fit la gloire d’Agatha dans « Qui a tué Roger Akroyd » et le pousse encore plus loin, façon de dire « Moi j’ai trouvé le véritable assassin et je vais vous mener par le bout du nez ! ».
C’est bien ce qui se passe, et Bayard nous en prévient dès l’abord par un Avertissement :
« Ce livre est un roman policier. Il est donc fortement déconseillé au lecteur de feuilleter les dernières pages, qui donnent le nom de la (du) meurtrier(e), resté(e) impuni(e) pendant près d’un siècle. »
Il s’agit d’un véritable tour de force, car tout en s’appuyant sur diverses théories littéraires et psychanalytiques, l’essayiste à la double casquette parvient à entretenir le suspense aussi bien qu’Agatha, et même plus : l’assassin lui-même ne cesse de nous narguer en nous exposant théorie après théorie, et en nous disant sans cesse « Voilà qui doit vous permettre de deviner qui je suis parmi les dix petits nègres et pas celui proposé par Agatha Christie ! ».
Bien entendu, il nous fait rapidement savoir que la thèse de la Duchesse de la mort ne tient pas, et il faut dire qu’elle n’est pas très satisfaisante. Ce n’est pas déflorer le roman d’origine, puisqu’il est très connu, de rappeler que le coupable était le juge Wargrave, qui se suicidait à la fin et envoyait sa confession dans une bouteille à la mer étrangement retrouvée peu après près du rivage. Par la voix de son assassin, Pierre Bayard démonte facilement l’artificialité de cette solution.
Et suprême habileté, le véritable assassin sème divers indices présents ou non chez Agatha, qui ne font qu’attiser notre fureur à ne pas deviner. Il évoque (à juste raison) le parallèle entre le lieu des crimes et les meurtres en lieu clos (tels « Le Mystère de la chambre jaune » de Gaston Leroux ou les nombreux ouvrages de John Dickson Carr, maitre américain du genre). Il nous demande comment lui, l’assassin, aurait bien pu prévoir la tempête qui se lève dès le deuxième jour (tiens, tiens, mais c’est vrai ça !). Il nous fait un cours sur les « illusions d’optique » (très énervant, ce point là).
Il a même l’audace de nous parler de la « clef invisible » : « Cette clef n’est pas à proprement cachée. Elle est même indiquée de la manière la plus claire à trois reprises dans le texte d’Agatha Christie et je l’ai moi-même communiquée avec insistance. » (page 100). Et nous passons frénétiquement notre temps à examiner et réexaminer chacun des petits nègres de l’île du Nègre en nous demandant qui est le coupable. Car ils meurent bien tous, un par un, comme chez Agatha ! Et pourtant l’assassin n’est pas mort !
Mais alors ? La solution résulte dans un coup de théâtre magistral.
Et une fois la solution proposée, l’œuvre entière apparait d’une façon tout à fait nouvelle. C’est le « Bon Dieu, mais… c’est bien sûr ! » qui clôturait la série policière télévisée d’anthologie du commissaire Bourrel.
Cela dit, l’homme à la double casquette insistant beaucoup, dans ses livres, sur la multiplicité des lectures possibles de toute œuvre littéraire, on peut se demander s’il ne serait pas capable de nous « refaire le coup »…
Tous les livres de Pierre Bayard sont publiés aux Éditions de Minuit.
Lise Bloch-Morhange
Article réjouissant et qui donne vraiment envie de lire !