Avant que ne débute la 10ème et foisonnante édition de la Biennale internationale des arts de la marionnette (1), rendez-vous francilien incontournable du théâtre d’objets et de la marionnette contemporaine, le Mouffetard clôt sa saison avec un spectacle d’envergure au sujet grave : “Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce)” par la Compagnie Ka d’après la pièce de l’auteur contemporain d’origine italienne Davide Carnevali et dans une mise en scène de David Van de Woestyne. Un huis-clos poignant des plus perturbants sur la perte de mémoire individuelle et l’amnésie à grande échelle.
Le titre de la pièce intrigue dès le départ : “Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce)”. Mais qui est donc ce Kraepelin et quel rapport avec les lapins en sauce ? Et la sémantique dans tout ça ? Un petit tour sur Internet nous apprend qu’Emil Kraepelin (1856-1926), contemporain d’Alois Alzheimer (1864-1915), est un célèbre psychiatre allemand qui identifia la démence dégénérative et s’efforça, tout au long de sa carrière, de créer une classification des maladies mentales fondée sur des critères cliniques objectifs. Son “Traité de psychiatrie”, publié de 1883 à 1915, ne comprend pas moins de huit éditions… Dans la pièce de théâtre, il sera aussi question d’une recette de lapin et de l’importance du langage.
Écrite en 2008, cette pièce a été montée de nombreuses fois à l’étranger avant d’arriver au Mouffetard (Italie, Argentine, Catalogne, Roumanie, Allemagne…). Elle a également remporté divers prix (le Prix Theatertext als Hörspiel Deutschlandradio Kultur–Theatertreffen, le prix Marisa Fabbri–Prix Riccione pour le théâtre en 2009 ainsi que le prix des Journées de Lyon des auteurs de théâtre–domaine étranger en 2012) qui ont contribué à sa renommée. C’est, par ailleurs, le premier texte de son auteur publié en France (Actes Sud, 2013), suivi en 2016 de “Portrait d’une femme arabe qui regarde la mer”. En juin 2013, un autre texte de Davide Carnevali, “Sweet Home Europa”, avait été sélectionné par le Bureau des lecteurs de la Comédie-Française et fait l’objet d’une lecture au Théâtre du Vieux-Colombier par des acteurs de la Troupe.
L’auteur, né à Milan en 1981, partage sa vie entre Barcelone et Berlin et, artiste associé à la scène nationale de Bologne, prévoit d’y monter lui-même prochainement “Variations sur le modèle de Kraepelin” avec des acteurs italiens et… un vrai lapin.
Composée à l’origine pour trois personnages masculins et une tête de lapin, la pièce est ici interprétée par deux hommes, une femme et deux marionnettes (le double du père et le léporidé en question). De quoi s’agit-il ? Deux hommes sont attablés la nuit dans une pièce. Il est tard. Le plus âgé semble avoir peur d’aller se coucher et de se retrouver seul. Le deuxième le rassure. Cette scène ne se produit apparemment pas pour la première fois… Le vieil homme appelle le plus jeune “Papa”. Dans une autre scène similaire, plus tard, il se rappellera leur véritable lien de parenté. On comprend qu’ils vivent ensemble, que le père est atteint d’une maladie dégénérative de la mémoire, du type Alzheimer, et pris en charge par son fils. Une femme, tapie dans l’ombre tel un fantôme, homonyme de Kraepelin, présence bienveillante et rassurante, prodigue au fils des conseils thérapeutiques pour aider son géniteur à renouer avec ses souvenirs. À la petite histoire se rattache la grande Histoire, à la perte de mémoire individuelle du père se dessine en parallèle la perte collective du passé, de la connaissance historique et ses inévitables conséquences politiques…
L’écriture fragmentaire du texte fait écho à la dislocation de la mémoire à laquelle le père est sujet, le désordre irréversible de son quotidien. Elle ne comprend ni début, ni fin. Le temps semble lui aussi s’être désarticulé. Certaines scènes se répètent immuablement avec des variantes plus ou moins marquées, porteuses d’une angoisse qui ne saura évidemment s’apaiser. La répétition, conséquence irréfutable de l’oubli, que le fils, avec l’aide du médecin, s’efforce d’accepter avec calme et sérénité. Des variantes telles qu’il devient impossible de déterminer ce qui relève du réel ou de l’imagination. Une femme ayant pour prénom Marthe ou Maria, déjà installée dans la vie du fils ou tout juste rencontrée, une recette de lapin en sauce, une autre femme, la mère, à qui fut offerte une robe avec des roses… Et puis le langage du père qui par moments devient terriblement ordurier… Et le corps qui lâche…
Les comédiens sont excellents dans cet exercice on ne peut plus difficile, proposant de nombreuses pistes de lecture. Projetés malgré nous dans cette situation dramatique, le discours et l’attitude rassurante du médecin sont un baume au sentiment de détresse qui ne semble pas devoir nous lâcher de tout le spectacle. La présence des marionnettes amène une touche de poésie, parfois même de fantaisie, des plus salutaires.
La mise en scène entre en résonance avec l’écriture fragmentaire et la situation défaillante du père. Fractionnée à l’extrême, elle enchaîne les courtes scènes tels des flashs. Les changements sont accompagnés d’une création sonore aux tonalités inquiétantes.
Ce spectacle est bien évidemment dérangeant, mais très certainement nécessaire. La tendresse et l’humour y sont ressentis comme des bouffées d’air frais. Ainsi cette scène à la fois terrible et magnifique au cours de laquelle le fils va jusqu’à forcer son père à raconter ses souvenirs pour pouvoir l’enregistrer et que cet enregistrement l’aide par la suite. Le vieil homme sèche, prenant tristement conscience de sa perte de mémoire. Moment terrible pour le duo filial auquel les deux protagonistes réagissent chacun avec colère. Puis le père, pour apaiser la situation, finit par céder. Puisqu’il n’a plus de souvenirs, il va raconter ce qu’il a oublié…
Isabelle Fauvel
(1) Du 3 au 29 mai 2019, 10ème édition de la BIAM (Biennale internationale des arts de la marionnette) dans 26 théâtres de Paris, Seine-Saint-Denis, Hauts de Seine, Val de Marne et Seine et Marne
Avec la reprise de deux spectacles très appréciés et chroniqués dans Les Soirées de Paris :
“Vies de papier” et “White dog”
“Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce)” par la Compagnie Ka d’après la pièce de Davide Carnevali, mise en scène de David Van de Woestyne. Avec Guillaume Clausse, Arnaud Frémont et Elsa Tauveron.
Du 2 au 19 avril 2019 au Mouffetard-Théâtre des arts de la marionnette.
Le 31 mars 2020 à Charleville-Mézières.
Le texte de la pièce “Variations sur le modèle de Kraepelin (ou le champ sémantique des lapins en sauce)” est édité chez Actes Sud, traduction de l’italien par Caroline Michel