Au 12e siècle déjà, il fallait payer pour l’emprunter. Au moins permettait-il d’aller d’une rive à une autre. De nos jours il n’offre plus qu’un point de vue sur le Rhône. Le fleuve a eu raison de ses fondations en l’emportant plusieurs fois. Le Pont d’Avignon ne mène plus nulle part et pourtant le billet, très long à obtenir en période d’affluence, coûte cinq euros. Les familles nombreuses hésitent. Un père qui vient de passer revient vers le guichet pour préciser qu’il a oublié de mentionner son bébé. Ce sera un ticket de plus. La ville d’Avignon est bien organisée. Du Palais des Papes jusqu’au Pont, tout est fait pour alléger le touriste.
Et pourtant tout le monde y va. On peut toujours observer l’ouvrage de loin mais la magie n’est pas la même. S’avancer sur le Pont Saint-Bénezet (son vrai nom) permet de prendre de la hauteur et la mesure d’un panorama généreux. Tronqué, le pont rassasie en effet un regard auparavant contraint par l’étroitesse des rues anciennes de la ville. En bas, le Rhône fait des plis à haut débit et étale ses méandres verts selon un ordre mystérieux. Le léger vertige que l’on éprouve sur la centaine de mètres qui subsiste (contre 900 lorsqu’il était en fonction) arrive à dissiper le brin d’humeur occasionné par le péage.
Rien de tel qu’une légende pour la notoriété d’un pont. Tout comme celui de Cahors (gratuit, lui) pour lequel le maître d’œuvre fit appel au diable pour accélérer son achèvement, le pont de la ville d’Avignon doit son origine à Benoît Bénezet, un jeune garçon de 12 ans seulement. Il débarque de son Vivarais natal en 1177 et fait savoir au clergé local, profitant d’une éclipse solaire propice à ce genre de déclaration, que Dieu lui a demandé de construire le futur monument. Drôle d’idée au passage que de s’adresser pour ce faire à un jeune berger qui dit-on en mourra d’épuisement avant la fin des travaux. Les capacités du jeune homme dont le rôle aurait été davantage de récolter des fonds, avaient sans doute été surestimées et le débit du fleuve probablement sous-estimé, car d’effondrement en effondrement, la liaison sera définitivement abandonnée en 1680. Mais la légende est restée.
Lorsque qu’avec Juliette Drouet Victor Hugo y fait étape en 1839, en bateau à voile depuis Lyon, lui aussi manifestera sa mauvaise humeur pour des questions d’argent puisque la communauté des portefaix prenait d’autorité les bagages des voyageurs contre monnaie sonnante et trébuchante. Ce qui a fait dire au grand homme qu’il se souviendrait toujours de « la pièce de trente sous d’Avignon » (1) donnée à un homme qui avait l’air « fauve et violent » avec une « prunelle de renard » et « un rictus de tigre » . Dans le tome II de ses voyages (2) Victor Hugo détaille ainsi son arrivée: « Vous abordez, le bateau touche le quai, on jette la planche, vous prenez votre sac de nuit (je suppose que vous savez voyager et que vous ne vous embarrassez que d’un sac de nuit), vous donnez votre carte et vous sautez à terre. Vous êtes leste, joyeux, épanoui, vous regardez les ogives des tours, et vous n’avez pas même vu les horribles figures qui bordaient le quai et qui vous attendaient à votre descente. Vous voilà parmi elles cependant, elles vous entourent, elles vous tiraillent, elles vous assourdissent, et vous êtes bien obligé de vous apercevoir que vous êtes au milieu des portefaix d’Avignon. Or, vous allez savoir ce que c’est que les portefaix d’Avignon. »
L’immense écrivain garde un souvenir plus que nuancé de la Cité des Papes dont il voyait le bas comme « un monde de brigands ». A l’égard du pont lui-même, il mesure également son admiration: « J’avais devant moi ce pont d’Avignon que chantent les rondes joyeuses des petites filles, ce vieux pont Bénezet, rompu, tombé, écroulé malgré le saint qui l’a fondé, malgré la chapelle qu’il porte encore au milieu du Rhône ». Mais, sans même parler d’envolée lyrique, le plus simple des compliments n’est pas venu sous la célèbre plume.
On n’en aura que plus de sympathie pour le plus vieux pont de Paris éternellement neuf comme son nom l’indique. Chacun peut y passer et y repasser autant de fois qu’il le veut, soit pour ses affaires, soit pour le plaisir. Et même y danser si l’envie se fait jour. Sans regarder à la dépense.
PHB
(2) Le Tome 2 des voyages de Victor Hugo sur Wiki
À Avignon les voyageurs seront avisés de descendre à l’hôtel Regina pour la prestation générale, le prix et l’accueil. Avec mention spéciale pour la chambre 104.
Sans regarder à la dépense ? Sur le Pont Neuf ? Parlez plus bas, les caisses sont vides…
Sont capables de tout les banquiers…
Il n’y a pas que les banquiers qui sont capables de tout: la mairie de Paris (encore elle!) a lancé une action dans le cadre très stupide de « Reinventing Paris » pour ajouter trois passerelles aux ponts de Paris, afin que le commerce s’y déploie tout azimut!
Je vous l’assure: en ce jour où Nicolas Hulot vient de donner sa démission ex abrupto, ce n’est pas une blague!
Des associations se battent contre cette très mauvaise plaisanterie, et vous pouvez en savoir plus en allant sur le site de la pétition lancée par SOS Paris et même la signer:
https://www.petitions24.net/la_seine_nest_pas_a_vendre
Ainsi on vend le Rhône à Avignon et la Seine à Paris!