Heureuse époque que ces « Années 30 » à Boulogne-Billancourt, où des artistes ou des hommes d’affaires donnèrent « carte blanche » aux architectes d’avant-garde pour dessiner leur demeure : ainsi les inventeurs de l’architecture moderne, les Robert Mallet-Stevens, Le Corbusier, Auguste Perret, Louis Faure-Dujarric, André Lurçat, Tony Garnier, purent s’en donner à cœur joie. Ces demeures dont celle d’André Malraux, figurant dans le « Parcours des Années 30 » mis sur pied par la Mairie de Boulogne (y compris la mairie elle-même signée Tony Garnier), illustrent l’architecture dite moderniste ou internationale: façade stricte, fenêtres géométriques, toit plat, rigueur, clarté, et liberté des espaces intérieurs.
Mais au 19 bis avenue Victor-Hugo (aujourd’hui rebaptisée Robert-Schuman), somptueuse allée de marronniers menant aux Serres d’Auteuil et au bois de Boulogne, Jean-Léon Courrèges (père du couturier) devait édifier une impressionnante demeure en totale contradiction avec ses voisines d’avant-garde : brique rose, toit pentu orné de minces cheminées, très hautes fenêtres ornées d’un bandeau surmonté d’un large fronton en triangle à décors Art-déco. Pourtant cet hôtel particulier figure lui aussi dans le « Parcours des années 30 » boulonnais, comme une réalisation « en révolte » aux principes d’avant-garde, témoignant de la richesse architecturale de l’époque. Sur le trottoir d’en face, juste à droite, au 18 bis, un des grands architectes tenants du courant de la modernité, Louis Faure-Dujarric, fit édifier un superbe hôtel particulier (ci-dessus) en totale opposition avec les partis-pris de son confrère.
On imagine combien André Malraux dut s’amuser de ce face à face détonnant, lui
qui vint habiter en 1945, à la Libération, dans l’imposante bâtisse de brique rose, à laquelle il trouvait « quelque chose de hollandais des années 20 ». Dans cette maison qu’il marqua à tout jamais de son empreinte, le nomade André Malraux devait se fixer de 1945 à 1962, y rédigeant la plupart de ses écrits sur l’art, dont « Les Voix du silence » et l’essentiel de « La Métamorphose des dieux ». Des photos célèbres, publiées dans Paris-Match, montrent le sol du salon-atelier jonché de reproductions d’œuvres d’art dans lesquelles il va piocher pour illustrer ses écrits.
Il suffit de passer devant la maison de brique rose et de lever la tête pour comprendre que l’écrivain ait aimé passionnément les lieux : les trois hautes fenêtres de la façade laissent deviner l’extraordinaire volume du duplex, d’une hauteur et d’une luminosité exceptionnelles. A l’époque, Malraux et les siens l’appelaient tout simplement « la grande pièce », comme le révèle son neveu et fils adoptif Alain dans son livre de mémoires intitulé « Les Marronniers de Boulogne » (Editions Bartillat).
Il s’agit d’un rare témoignage nous faisant revivre ces années où il grandit auprès du grand homme avec sa mère et ses deux demi-frères Vincent et Gauthier. Comment peut-on être le fils d’André Malraux ? C’est à cette question que tente de répondre ce neveu-fils adoptif, qui évoque « l’homme qui m’a créé une seconde fois ». Il commence par nous raconter dans quelles circonstances ils se sont trouvés tous les quatre rassemblés, abrités sous le toit pentu de la grande bâtisse, au sortir de la guerre.
Certaines familles sont particulièrement marquées, celle là en fait partie. André Malraux avait deux demi-frères engagés très tôt dans la Résistance, et les trois frères s’étaient promis que s’il leur arrivait quelque chose, les survivants veilleraient sur la famille. Or Claude Malraux fut tué par les nazis en 1944, et son frère Roland, le père d’Alain, déporté à Ravensbrück, fut déclaré mort en 1945. Il faut aussi savoir que la compagne d’André, Josette Clotis (Malraux n’était pas alors divorcé de sa première femme Clara), dont il avait deux fils, Vincent et Gauthier, tomba sous les roues du train en gare de Saint-Chamant en novembre 1944 (alors qu’elle allait rejoindre André à Paris).
Alain Malraux nous montre André installé au premier étage du duplex, tandis que lui et sa mère, Madeleine Lioux, belle-sœur d’André, pianiste renommée et jeune veuve de Roland, héros de la Résistance, prenaient leurs quartiers au second étage. Ils furent bientôt rejoints par les deux fils de Josette, que Madeleine devait élever avec son fils et comme ses propres fils. Assez vite, André et sa belle-sœur se découvrirent amoureux, et la vie se répartit désormais entre l’étage des parents au premier (Alain appelant lui aussi André «papa») et l’étage des enfants au second. L’auteur évoque la silhouette d’André, toujours vêtu d’une ample robe de chambre de soie, entrevue le matin à son bureau au fond de « la grande pièce », et sa mère assise devant le double piano à queue. Quant le piano se taisait, se souvient-il, le silence était encore empli de musique, la lumière entrait par les hautes fenêtres, tout comme la saveur des marronniers. D’où le titre de son livre…
Puis Malraux devint ministre de la Culture du général de Gaulle, inventa les Maisons de la Culture parsemant la France, et encouragea le ravalement des façades de Paris noircies par le temps. Ces années au 19 bis avenue Victor-Hugo furent sans doute les plus heureuses années de sa vie. Mais certaines destinées ressemblent étrangement à une tragédie grecque… La tragédie rattrapa Malraux un soir de mai 1961, lorsque ses deux fils Vincent et Gauthier se tuèrent en voiture sur une route de Bourgogne. Alain raconte comment son père devait se murer alors dans un silence qui se révélerait fatal au couple. Un peu plus tard, vers la fin de la guerre d’Algérie, une bombe visant André, déposée par l’OAS au pied de la maison, défigura la petite fille des propriétaires du rez-de-chaussée. Alain, seul à la maison, venait juste de fermer le clavier du piano et de remonter au second étage.
C’est à tout cela que l’on pense lorsqu’on passe aujourd’hui devant l’imposante demeure, qui garde la mémoire de ces années où le bonheur et le malheur ont régné de façon si éclatante. Considérant qu’il serait bon, en ce quarantième anniversaire de la mort d’André Malraux, que les Boulonnais et Boulonnaises s’en souviennent, la Ville a profité cette année des « Journées du Patrimoine » (17 et 18 septembre) pour célébrer la mémoire de ces années passées par le grand écrivain dans la maison de brique rose.
Lise Bloch-Morhange
Formidable article Lise concernant cette famille. J’habitais à l’époque chez mes parents non loin de cette magnifique demeure de brique rose et je me souviens encore de cet attentat visant Malraux.
Alain
Merci Lise pour cet article : toujours ton écriture sensible…
Je suis en Bretagne pour ces journées du Patrimoine
Ce parcours sera possible aussi plus tard j’imagine
A bientôt
Excellent papier Lise qui m’a donné l’envie de m’ inscrire pour visiter cette belle demeure.
A demain !!
Attention, les malruciens sont de retour ! Tremblez incultes de droite et de gauche !
Bonsoir Lise, je découvre ton article en même temps que l’histoire de cette maison et de cet homme. Tu m’a ému, j’ai découvert grâce à toi des côtés de ce personnage que je ne connaissais pas et cette maison dont j’ignorais l’exsitence. Je n’ai qu’une envie, aller la découvrir.
A bientôt
Ghislaine
bonjour
je viens de découvrir cette article vraiment par hasard et je suis tres touché par cette maison. Je pense surtout à Delphine Renard qui habitait la maison et qui a subit l’attentat.