L’incroyable histoire d’un juif Turc en France sous l’occupation

La photo de Jacques BenbassatJanvier 1944, gare de l’Est. A chaque respiration, la locomotive lâche un nuage de vapeur. Des officiers allemands vont et viennent sur le quai. On devine des visages inquiets regardant  derrière les fenêtres des wagons de voyageurs. Deux civils scrutent vers l’entrée du quai, ils sont de type méditerranéen, arborant tous les deux une petite moustache, l’un  regarde sa montre puis la lourde horloge de la gare. Un officier se dirige vers eux, ils échangent quelques mots, ils sont nerveux. L’un des deux civils monte dans le train, le soldat fait signe au chef de gare.

Le souffle de la machine se fait plus pressant, le train s’ébranle au rythme des  boggies qui s’accélère, il disparaît s’enfonçant dans le brouillard blanc de la vapeur.

Janvier 1941, Saint-Brieuc. Jacques Benbassat va demander le renouvellement de sa carte d’identité d’étranger qui sera périmée le 29 janvier 1941. L’écriture est lisible et sans fautes. Il avait quitté son pays, la Turquie, sans doute en 1924, il n’avait pas vingt ans. Arrivé en France en 1925, il retrouva son frère à Quimper. On peut suivre son parcours à l’aide des fiches de police ou des demandes de papiers d’identité, ensuite on le signale à Saint-Brieuc.

Sur mon écran défile en guise de tranche de vie des documents recueillis par un historien de la Sarthe, Yves Moreau. Un fabuleux travail de fourmi à la recherche du passé de ceux qu’il appelle « les déportés juifs de la Sarthe ». Une compilation de centaines, de milliers de documents administratifs qui nous renvoient à un fabuleux voyage dans le temps.

En 1938, Jacques Benbassat vit à  Paris, rue Lepic dans le XIIème. Pourquoi, moins d’un an plus tard, retourne-t-il à Saint Brieuc le 24 février 1939 ? On lui découvre un métier, marchand ambulant.

1940, c’est la guerre, l’occupation, ce sont aussi les premiers décrets réduisant les libertés des juifs. Jacques est « refoulé » des zones côtières « par ordre des autorités d’occupation ». C’est l’époque où « l’Organisation Todt » commence à construire les blockhaus qui devaient contenir tout débarquement anglo-américain. On retrouve sa trace par sa carte d’identité émise par les autorités de Saint-Brieuc mais envoyée au Mans où il est assigné à résidence. Nous sommes le 4 décembre 1941.

1942 sera le début des années de plomb pour la communauté israélite. En janvier, la conférence de Wannsee va définir dans le secret absolu ce que sera la solution finale. En juillet, la rafle du Vel’d’hiv’ va jeter vers les camps d’extermination 13.152 juifs dont 4.115 enfants.

La photo de Jacques Benbassat (dr)

La photo de Jacques Benbassat (dr)

La route de Jacques Benbassat sera plus mystérieuse. Au Mans où il va être embauché comme manœuvre, il y est recensé comme ses autres coreligionnaires. Sa demande de carte d’identité de travailleur est refusée par l’office de placement de la Sarthe. Une lettre de la Feldkommandantur du 16 janvier 1942 au préfet de la Sarthe lui impose de pointer  quotidiennement. Afin de trouver du travail dans l’agriculture, il a demandé à habiter à La Ferté Bernard. Suite à la requête du préfet de la Sarthe le 7 avril 1942 à la Feldkommandantur, il sera déplacé lui et un autre Turc à Ecommoy toujours dans la Sarthe.

Jacques Benbassat est un homme ordinaire que rien n’indique être objet de surveillance particulière, et pourtant il fait l’objet de la  part l’administration préfectorale et communale d’une correspondance  épistolaire étonnante. Que d’énergie consommée dans un pays qui meurt de faim et qui va bientôt connaître ses premiers bombardements.

La nationalité turque est toujours stipulée sur ses papiers. Le 9 octobre 1942 à Ecommoy, il sera arrêté lors d’une rafle, mais nulle trace de lui parmi les recensés du camp de Mulsanne qui a servi  de camp de transit pour des familles juives raflées dans la Sarthe du 8 au 12 octobre. Elles partiront à Drancy pour être ensuite dirigées vers Auschwitz. 142 juifs dont 45 enfants noyés dans la nuit et le brouillard. Et Jacques Benbassat ? On ne le retrouve qu’en 44. Une fiche d’identification non datée indique « arrêté 26 janvier 1944 ». Mais on perd aussitôt sa trace. On sait seulement qu’il va terminer la guerre dans des fermes de la région où il va travailler comme ouvrier agricole.

Fin de partie pour l’impensable bureaucratie de l’Etat français qui s’est acharné à rendre réglementaire ce qui  relève de l’impensable. Jacques Benbassat jouait sans le savoir dans une autre cour.

La Turquie s’est déclarée neutre, il lui  reste au travers de la gorge le démantèlement de l’empire Ottoman en 1918. Au début de la guerre, le pays devient une plateforme où convergent organisations juives et réfugiés, diplomates britanniques, russes et aussi allemands. Ici se joue les prémices du futur conflit du proche orient. Si les Anglais qui gouvernent la région voient d’un mauvais œil la Turquie servir de base arrière sioniste pour la Palestine via les réfugiés qui arrivent de l’Ouest, les Allemands acceptèrent en revanche de reconnaître le « statut » turc des juifs. Mais compte tenu d’un certain attentisme d’Ankara, il revint souvent aux diplomates turcs en Europe occupée de sauver « leurs » juifs au nom de leur nationalité.

Nous revoilà en janvier 1944, gare de l’Est. Le souffle de la machine se fait plus pressant, le train s’ébranle au rythme des  boggies qui s’accélère, il disparaît s’enfonçant dans le brouillard  blanc de la vapeur.

Jacques BenbassatEntre février et mai 1944, en France, des diplomates turcs ont organisé le rapatriement en Turquie d’environ cinq cents juifs d’origine turque que les Allemands voulaient arrêter et déporter. Au total, sept convois partirent de la gare de l’Est à Paris avec à chaque fois un ou deux wagons pour les juifs turcs rapatriés. Le voyage jusqu’à Istanbul va durer de douze à quinze jours à travers l’Allemagne, l’Autriche et l’Europe orientale occupée par les Nazis. Quinze jours dans un wagon de voyageurs, avec comme point d’eau le minuscule WC du compartiment, des passagers qu’il fallait bien nourrir ou abreuver.

Et Jacques ? A-t-il eu vent de tout cela ? A-t-il raté son train comme je m’amuse à le laisser penser ? Il est resté dans l’Ouest. De la ferme où il travailla jusqu’à la fin de la guerre, il a dit « j’ai vu le blé pousser et j’ai mangé de son pain ». Après la guerre il est retourné vivre à Saint-Brieuc. Naturalisé français le 24 juin 1948 , il est mort le 22 novembre 1997, sans jamais avoir revu son pays. Ce récit est né de la rencontre de hasard de sa fille Esther et de l’historien  Yves Moreau dont on peut lire le site « Les juifs déportés de la Sarthe » à l’adresse :

Jacques BENBASSAT

Lire aussi: http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/la-turquie-les-juifs-et-l-58041

et: http://www.cercleshoah.org/spip.php?article224

 

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5 réponses à L’incroyable histoire d’un juif Turc en France sous l’occupation

  1. person philippe dit :

    Merci pour cette histoire « édifiante » qui une fois de plus donne un autre éclairage sur la Turquie si mal aimée ici… Comme les pays qui ont dominé une partie du monde, le pire (le massacre des Arméniens) peut côtoyer le meilleur (le sauvetage des juifs turcs)… Avant de faire des Turcs, ses têtes de…turcs, la patrie des Droits de l’homme devrait aussi se souvenir de ses pages sombres coloniales (Madagascar, Sétif, etc…) et pas simplement de ses grandes proclamations humanistes souvent creuses et peu suivies d’effets…

  2. Karsenty dit :

    Merci de nous faire connaître cet incroyable destin. Merci de donner un visage et un nom. C’est important. En faisant cela, nous déconstruisons la machine infernale qui a voulu réduire à néant des hommes, des femmes et des enfants. C’est une sorte de revanche, si on peut appeler cela ainsi. Un visage, une histoire, une vie. Il est de notre devoir d’en parler et d’aller chercher des détails, parceque se souvenir ne suffit pas. je tente cette approche sur mon blog. Je vous invite à lire: http://lesmemoiresjuives.wordpress.com/2013/11/09/dernieres-nouvelles-avant-auschwitz/

  3. Alex dit :

    @person philippe, le relativisme historique est une lèpre. Le rappel – nécessaire, mais aucun rapport ici – des heures sombres de l’histoire française est l’un des arguments utilisés par le gouvernement turc pour nier ses crimes. Argument d’autant plus ironique que l’ancienne puissance coloniale ottomane en Afrique du Nord n’a pas été avare de massacres dans cette région.

    La Turquie a sauvé « ses » juifs car cette communauté, par son nombre (qq dizaines de milliers) et son poids économique, n’a jamais représenté un danger pour les Ottomans, et, ensuite, pour l’Etat qu’Atatürk était en train de bâtir. S’ils avaient été 1,5 million, comme les Arméniens en 1915, et perçus comme une menace pour l’intégrité territoriale de l’Empire, ils auraient connu le même sort que toutes les autres minorités religieuses de Turquie: le génocide (Arméniens, Syriaques) ou la déportation (Grecs), avec quelques familles rescapées à Istanbul qui sont obligées de supporter régulièrement des manifestations où des ministres les traitent de fils de p… (en 2012, par exemple, à l’occasion des débats en France sur la pénalisation du génocide).

    Comparer le « meilleur » de M. Benbassat avec le « pire » n’a pas de sens. Mais pour le savoir, il ne suffit pas de chanter les louanges de cette pauvre «Turquie si mal aimée ici». Il faut aussi s’intéresser d’un peu plus près à l’histoire, ou lire par exemple ce qu’Esther Benbassat pense du sujet. Sinon, j’ai en réserve d’autres destins édifiants qui vous feront peut-être changer de point de vue.

    • Bruno Sillard dit :

      Je suis bien d’accord avec Alex. Une précision , Esther Benbassa dont il est fait allusion est l’historienne auteur d’une histoire du peuple Juif, elle est sans parenté avec l’Esther fille de Jacques dont il est ici question.

  4. Marie Brilleaud dit :

    Je viens de tomber par hasard sur cet article. C’est un bel hommage mais je voudrais apporter quelques éclaircissements sur l’histoire de Jacques Benbassat.
    Sa famille et la mienne étaient très proches. Mon arrière-grand-mère, Marie Bassan et mon grand-père, Michel Bassan, étaient eux aussi juifs et vivaient à Saint-Brieuc. Peppo Bassan, le mari de Marie Bassan était juif de Turquie et de toute évidence, les deux familles se connaissaient avant d’immigrer en France. Peppo est mort à Ecommoy en 1942 à l’âge de 40 ans. Marie et Michel Bassan ont réussi à fuir le jour où le train devait les emmener à Drancy et suivre sa route pour Auschwitz. Mon grand-père a été caché jusqu’à la fin de la guerre alors que sa mère s’est enfuie. Elle n’a jamais voulu nous dire ce qui lui était arrivé pendant sa disparition.
    Elle est ensuite revenue chercher son fils et tous les deux, ils sont rentrés à Saint-Brieuc.
    Le reste de ma famille a été tuée à Auschwitz.
    L’historien dont parle l’article raconte leur parcours dans le blog nommé plus haut, les déportés de la Sarthe. Monsieur Moreau a fait un travail incroyable sur l’histoire des juifs déportés depuis la Sarthe.

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