Jeux de mots, jeux d’histoires, les romans ne sont pas toujours ce que leurs auteurs voudraient qu’ils soient. Et hors le pays et de la langue qui les ont portés, n’échappent-ils pas encore davantage à l’écrivain ?
J’avais emporté en vacances « La Guerre et la Paix » de Léon Tolstoï. Eh bien non, je ne vais pas vous raconter cette fresque familiale de l’aristocratie russe sur fond d’une campagne de Russie qui se termina comme l’on sait pour l’empereur Napoléon. Je dirai seulement qu’il n’est pas fréquent de se laisser embarquer dans un bouquin au long court, et de le quitter à regrets mille sept cents pages plus tard.
J’ai dû trouver le livre (deux tomes qui en imposent par leur épaisseur) en fouinant dans une bibliothèque familiale. C’est bien de réveiller de temps en temps un bouquin endormi. Un « Livre de Poche » probablement acheté dans les années soixante et qui, de toute évidence, supportait difficilement la marche du siècle. J’étais à peine introduit dans les salons d’Anna Pavlovna Scherer, ainsi commence « La Guerre et la Paix », que la reliure encollée donna rapidement des signes de faiblesse. Une page se détacha, puis une autre. Je commençai à avoir quelques doutes sur ma capacité de mener une telle aventure et de croiser les quelques cinq cents personnages qui font vivre le roman, avec un pareil équipage.
Quelques dizaines de feuilles volantes plus loin, je me décidai et rentrai dans une librairie. On m’offrit le choix soit de reprendre l’œuvre de Tolstoï dans la même collection « Le Livre de poche », soit l’acheter en « Folio classique». J’optai pour cette dernière, histoire de multiplier les notes historiques.
Je ne me préoccupai pas du nom du traducteur. Je remarquai toutefois l’usage, parfois, de la langue française dans le texte d’origine, bien que le livre ait été bien évidemment écrit en Russe. Ainsi, les premières lignes du livre sont en français. Commencer un roman par une dizaine de lignes de la langue de Napoléon, cinquante-trois ans après la désastreuse campagne de Napoléon et alors que le pays était loin d’en avoir pansé toutes les plaies, montre combien notre langue fut présente à l’époque au-delà même de nos frontières.
« La Guerre et la Paix » fut publié en feuilleton dans le « Messager russe. La presse au XIXème siècle joua un rôle essentiel dans la popularisation de la littérature, proche de celui que joua « Le Livre de Poche », même mal relié, à partir des années cinquante.
Comme pour apprivoiser la nouvelle édition, je me replonge dans ses premières pages, les premières lignes traduites du russe : « Ainsi parlait, en juillet 1805, Anna Pavlovna Sherer, une demoiselle d’honneur bien connue et une intime de l’impératrice Maria Fedorovna, en accueillant le prince Vassili, personnage important et haut fonctionnaire, arrivé le premier à sa soirée. » C’était dans « Le Livre de Poche » que je m’apprêtais à ranger dans les rayons de ma poubelle.
J’ouvre la seconde édition pour lire les mêmes quelques lignes. Tiens, c’est amusant, les noms changeraient-ils ? Le prince Vassili est devenu prince Basile. «C’est ainsi qu’en juin 1805, la fameuse Anna Pavlovna Sherer, demoiselle d’honneur et favorite de l’impératrice Maria Feodorovna, accueillit le prince Basile, un haut personnage arrivé le premier à sa soirée.» Le ton donné par «le Poche» n’est-il pas plus révérencieux pour Anna Pavlovna que celui du «Folio» ? N’y aurait-il pas un léger mépris dans l’usage des termes «fameuse» et « favorite », que l’on ne trouve pas dans la première version ? Les mots peuvent être cruels pour qui sait les ciseler.
Je vous laisse trouver un autre détail qui diffère dans ces lignes d’une édition à l’autre. On dira que ce sont «les jeux de l’été des soirées de Paris. (*Voir à la fin)». Tout compte fait, je garderai la version « Poche » offrant l’image d’un mec allongé sur une plage, ou assis à la terrasse d’un café, en train de lire deux mêmes bouquins. Quelques pages s’envolaient de temps en temps.
Sacré métier que celui de traducteur. Trouver le ton, le rythme, l’humour ou la gravité d’un texte dont la vie est déjà ailleurs, dans sa langue d’origine. Folio, nous offre une préface passionnante signée par le traducteur de cette édition, Boris de Schlœzer. «Le traducteur se voit imposer deux exigences contradictoires. Anxieux de ne pas malmener la langue dans laquelle il traduit et de ne pas trahir celle dans laquelle il traduit, il est acculé à des compromis, à des sacrifices qui portent constamment. Sur l’essentiel .»
J’ai le souvenir d’un traducteur avouant son échec devant un mot. C’était dans « La Tâche » de Philip Roth. L’histoire d’un professeur de lettres, accusé d’avoir tenu un propos raciste envers des étudiants noirs qui s’illustraient par leur absence… Seulement voilà, le mot englobe le sens de glandeur et de négro. Dans une note le traducteur explique son incapacité à trouver le mot exact. J’imagine les nuits blanches, les coups de fil à des collègues ou peut-être même l’appel au directeur d’édition pour un mot qui il est vrai est le pivot du roman. Au final il optera pour «zombie».
Le traducteur est-il simple arbitre des élégances où bien davantage, ce qui ferait du roman diffusé à l’étranger, à la fois le même et pourtant un peu différent du roman originel?
Je feuillette à nouveau mes deux livres. «Un soir, comme la vieille comtesse en coiffe de nuit et en camisole, sans fausse boucle et une seule maigre touffe de cheveux sortant de son bonnet en calicot blanc faisait sur son tapis en soupirant et en gémissant les génuflexions de sa prière du soir… (Poche)». «Un soir, alors que sans ses boucles postiches, en camisole de nuit et coiffe de coton d’où s’échappait une seule mèche grise, la vieille comtesse, soupirant et gémissant, priait à genoux sur le tapis… (Folio)». La seconde version n’est-elle pas d’une écriture plus moderne… Et donc moins de son époque ?
Il reste un point et pas des moindres qui semble définitivement réglé, celui du titre. Paix en russe se dit «Mir», «Mir» qui veut aussi dire Monde (dans le sens de tout le monde.)… Compliqué, non ? En plus, paraît-il, il n’y a pas d’article dans la langue russe. Alors que le vrai titre en France est «La Guerre et la Paix.». Personnellement j’ai toujours dit «Guerre et Paix»… Pas tout faux, non mais !
(*)Anna Pavlovna reçoit-elle Basile en juin ou juillet 1805 ? Je crois qu’il y a là un problème de calendrier, on suivait alors en Russie le calendrier julien alors qu’en France, c’est le calendrier grégorien. Ainsi la révolution d’octobre eut-elle lieu en novembre.
(**) Deuxième petit jeu : Qui a dit « J’ai pris un cours de lecture rapide et j’ai pu lire “Guerre et Paix” en vingt minutes… Ça parle de la Russie. »
La Guerre et la Paix
Léon Tolstoï
Traduit du russe par Elisabeth Guertik
Le Livre de Poche
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Traduit du russe par Boris de Schlœzer
Folio classique
Puisque dans ce texte, je rends hommage aux plumes de l’ombre, j’en profite pour saluer le travail d’illustration de cette chronique. Ce n’est pas évident tous les jours. Merci Philippe, ton traitement des couvertures de « La guerre et la paix » est tout simplement superbe.
Goethe a dit quelque chose comme « je ne me suis jamais aussi bien compris qu’en lisant mes oeuvres traduites ». L’histoire ne dit pas s’il a voulu être drôle. PHB
Woody Allen ?
Peut-être Woody Allen s’est-il inspiré des réflexions de Goethe sur « la tâche du traducteur », à vrai dire je confesse mon ignorance. PHB
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1999_num_29_106_3449
Il est intéressant ce texte, en plus si vous passez une soirée avec une amie, à l’heure où les villes doivent s’éteindre, sortir un « O divine beauté qui se montre à mes yeux dans ce miroir magique. Hélas lorsque je veux rapprocher mon regard je ne l’aperçois plus qu’à travers un brouillard (nur als wie un Nebel) » , surtout répéter deux fois la fin en Allemand, euh ça peut le faire. Surtout si vous prenez le look Woody Allen, puisque c’est effectivement la réponse à notre petite devinette.