La petite ville jurassienne d’Etival dans le Jura commémorait ce week-end les 100 ans de la venue de Francis Picabia, Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire. Un événement que nous avions annoncé il y a quelques semaines. 1912 était à maints égards une année charnière pour Guillaume Apollinaire, le fondateur des Soirées de Paris. C’est ce qui a été rappelé dans l’allocution qui venait clore les festivités.
Un jour de l’été 1912, un inconnu oublie un manuscrit devant le bureau d’omnibus de la place Pereire à Paris. Ce manuscrit, intitulé «Petites recettes de magie moderne» finit par échoir dans les mains de Guillaume Apollinaire, qui décide de le publier dans le numéro 7 de la revue qu’il co-dirige, Les Soirées de Paris. Parmi les recettes publiées se trouve celle de la « pommade pour éviter les pannes en automobile ». Ce qui est un peu le sujet aujourd’hui étant donné la nature de ce qu’il faut bien appeler une expédition quand il s’agissait, le 26 octobre 1912, de filer depuis la Porte d’Orléans jusqu’à Etival soit 440 kilomètres environ.
Comme cette recette est très courte, la voici : «On prend plusieurs écorce de melon (il n’est pas besoin d’acheter des chapeaux neufs, les vieux étant excellents pour cet usage, car ils doivent être très mûrs). Evitez le plus possible que les écorces ne s’imprègnent de votre odeur en les épluchant et pour cela trempez au préalable vos mains dans la farine. Coupez les écorces par morceaux et mettez-les dans une corbeille au four. Quand elles auront perdu toutes leur humidité, pilez-les dans un mortier et passez la poussière dans un tamis très fin. Mélangez enfin à une solution de graisse personnelle. Vous m’en direz des nouvelles». Fin de la recette.
On trouvait également dans cet article la recette du «vinaigre pour trouver les pièces de cent sous», «de la poudre antihygiénique pour avoir beaucoup d’enfants», celle de «l’eau de vie pour bien parler», ou encore celle de la «conjuration pour gagner en Bourse». Vous allez voir ce que ce maléfice est très simple : mangez chaque matin un hareng saur en prononçant quarante fois avant et après «pèse et chique, trinque et bois».
Guillaume Apollinaire, qui n’est pas à proprement parler un rédacteur en chef professionnel, est néanmoins confronté à chaque numéro à un problème universellement connu de la profession : remplir les pages. Dans la première série des Soirées de Paris comme dans la deuxième, on sent bien que le filtrage des contributions est extrêmement tolérant. Essais, poèmes, nouvelles et textes divers s’enchaînent ainsi au fil des pages avec plus ou moins de bonheur.
Mais enfin cette revue sort chaque mois et, comme aujourd’hui, chaque numéro finalement imprimé de n’importe quel type de périodique, est toujours un petit exploit. Que le contenu des sommaires des Soirées soit un peu hasardeux tout autant que prestigieux témoigne d’un certain dilettantisme, mais, il est ici de bon aloi.
Au tournant de 1912, au virage du mois d’octobre, l’automobile baroque de Francis Picabia contient donc non seulement Marcel Duchamp mais aussi Guillaume Apollinaire qui incarne les Soirées de Paris, revue d’avant-garde. En quelques mots, ce périodique est issu d’une actualité un peu folle qui avait fait d’Apollinaire en 1911 rien moins que le voleur ou le complice présumé de la Joconde au Louvre. C’était faux évidemment mais le séjour d’une semaine que fit alors l’écrivain à la prison de la Santé, ajouté à un contexte sentimental tourmenté, le déprima pour de bon. C’est ainsi que selon ses biographes, il est admis que quelques uns de ses amis, le journaliste André Billy en tête, eurent l’idée de créer cette revue culturelle afin de le réconforter. Elle sera publiée en deux séries, de 1912 à 1914.
Malgré ses défauts liés au contenu, à son papier bon marché, aux difficultés de distribution, cette revue fut porteuse de courants artistiques majeurs comme le cubisme ou de nouveautés pour l’époque, comme les critiques cinématographiques. Elle servit de salle de transit ou de chambre d’échos à des signatures tout à fait prestigieuses, graphiques ou écrites, comme Picasso, Braque, Léger, Picabia, Rousseau, Max Jacob.
Sans oublier Apollinaire bien sûr. Lui qui publiait dans Les Soirées, via l’un de ses poèmes que, «les souvenirs sont cors de chasse dont meurt le bruit parmi le vent» n’imaginait pas à quel point sa notoriété allait au contraire perdurer et non s’évanouir parmi les courants d’air.
Sachant que je devais me rendre à Etival pour ces quelques jours destinés à rappeler gaiement l’expédition du 26 octobre 1912, j’ai fait une expérience en sondant, au mois d’août 2012, le 24 exactement, quelques journaux américains. Sans aller trop loin j’ai trouvé deux articles très récents (mars et juillet 2012) dans le Los Angeles Times où il était question d’Apollinaire et deux autres (août et juin 2012) dans le New York Times. C’est dire que son nom fait toujours référence alors que tant d’autres sont tombés dans l’oubli.
Le passage à Etival d’Apollinaire n’a pas été explicitement cité dans les Soirées de Paris. Mais la publication de «Zone» dans la revue, juste après son séjour dans le Jura en est pour le moins la trace majeure. De même quelque temps plus tard quand, extrayant un vers d’un de ses poèmes, il composera ce calligramme extraordinaire qui disait «Et je fume du tabac de zoNE». Il publiera 10 poèmes dans Les Soirées de Paris qui figureront ensuite dans son recueil «Alcools», monument poétique si riche, si complexe à apprécier que sa valeur est de nos jours, quasiment inchangée. Il faut du reste et au passage, prévoir en avril 1913, la célébration du centenaire de la publication d’« Alcools ».
La deuxième série des Soirées de Paris, qui sera publiée à partir de 1913 est un témoignage précieux, profus, d’une modernité revendiquée. Evidemment, 100 ans plus tard, tout cela nous paraît un peu désuet. Mais il faut imaginer à cette époque un quartier de Montparnasse où le neuf s’installait au milieu du vieux.
La brasserie la Rotonde par exemple, lieu devenu névralgique de ce quartier, était très fraîchement construite. Aujourd’hui elle nous paraît plein de charme vieillot. Mais en 1910 c’était l’équivalent d’un café branché.
De même l’immeuble du 278 bd Raspail, qui abritait Les Soirées de Paris : construit en 1903, il était pour le moins récent, 10 ans tout juste. Il y avait alors une soif d’avenir qui nécessitait de nouveaux décors, comme plus tard au sortir de la seconde guerre mondiale.
Je vous invite à vous procurer cette réédition (aux Editions de Conti) et à tourner les pages de cette nouvelle série 1913/1914 qui contient quelques surprises notables. Je pense notamment (et surtout) à l’artiste Marius de Zayas qui s’imposera par ses éblouissants portraits d’Apollinaire, d’Ambroise Voillard, d’Alfred Stieglitz, ou de Francis Picabia. Quel génie, que de génie, que de modernité dans ces portraits au trait magistral. Ce Marius de Zayas qui fera un second voyage à Etival en compagnie de Francis Picabia en 1914. Pour information, j’ai voulu me procurer il y a quelques jours une œuvre de Marius de Zayas auprès d’une galerie newyorkaise. Elle s’appelait Meredith. Elle en demandait 75.000 euros, j’ai dû faire machine arrière.
En 1914 précisément, La revue Les Soirées de Paris va entrer dans un long sommeil dû au départ à la guerre de Guillaume Apollinaire.
Mais peu après, à New York, en mars 1915, une nouvelle revue va naître qui se revendiquera inspirée ou héritière des Soirées de Paris. Elle sera fondée par Alfred Stieglitz, Paul Haviland et Marius de Zayas justement, dont le talent graphique -j’insiste- ornera quelques mémorables couvertures.
Elle s’appellera 291 en allusion à une fameuse galerie située au 291 de la 5e avenue. Et l’on y retrouvera des signatures d’artistes déjà vues dans les Soirées comme Max Jacob ou Picabia, mais aussi la prose graphique d’Apollinaire avec une page d’idéogrammes déjà publiée dans le dernier numéro des Soirées de Paris.
Je voudrais évoquer maintenant une balle perdue. Et il est étrange, vous en conviendrez, le trajet de cette balle perdue, depuis sa sortie d’une usine de munitions, probablement allemande, jusqu’au crâne d’Apollinaire qu’elle pénétrera alors qu’il lisait sur le Front un numéro du Mercure de France. Et puis cette grippe espagnole qui viendra l’achever sur son lit, dans sa chambre du boulevard Saint Germain peu avant l’armistice de 1918.
Alors je pense à ce dessin de Picasso adressé un jour à Apollinaire et dont le libellé disait «Je ne te vois plus, tu es mort ?». Et à ce personnage cité par André Billy qui s’interrogeait après la mort d’Apollinaire à peu près en ces termes : «Alors, toujours pas de nouvelles Guillaume» ?
Eh bien c’est avec cette dernière interrogation qu’au printemps 2010, j’ai eu l’idée de relancer, avec quelques amis journalistes, Les Soirées de Paris. Je peux vous l’avouer ici, dans cette maison d’Etival si riche en histoires, que j’ai senti parfois, ces deux dernières années, une main invisible me guider dans mon choix de relancer Les Soirées.
J’ai également perçu une intervention amicale jusqu’au clavier de mon ordinateur quand j’ai publié son poème « Palais » et que je l’ai re-titré « le fade goût des grands mammouths gelés », ou encore lorsque j’ai mis en page ces quelques vers qui chantaient ainsi : «nous qui mourons de vivre loin de l’autre, tendons les bras et sur ces rails, roule un long train de marchandises».
Dans sa préface à la réédition des Soirées en 2010, l’universitaire Isabel Violante écrivait que cette revue était devenue «un espace de dialogue entre le futurisme d’avant-guerre et le surréalisme à venir, un creuset des avant-gardes historiques, un carrefour des arts, une source documentaire unique ».
Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Publiées sur Internet, Les Soirées de Paris, sont le résultat d’une réunion de journalistes qui chroniquent l’actualité culturelle de Paris, au-delà du périphérique et bien au-delà jusqu’à l’au-delà. Elles sont davantage conformes à ce qu’est un journal d’actualité qu’à une revue d’avant-garde. Mais elles existent de nouveau, c’est un fait et, sur les quelque 550 articles publiés depuis 2010, cette fabuleuse époque en général et le fabuleux poète qu’était en particulier Apollinaire, ne sont jamais oubliés. Chaque anniversaire, comme celui d’aujourd’hui, est un excellent prétexte.
Et puis je vous l’annonce en guise de conclusion. L’une des idées de départ, l’un des projets d’origine, était, du vivant d’Apollinaire, d’accoler un jour la marque «Les Soirées de Paris» à une activité d’édition.
Sachez que ce devrait être le cas en 2013, concomitamment avec la tombée dans le domaine public des droits éditoriaux liés à Apollinaire. Je n’ai pas trouvé meilleure façon de lui rendre un hommage supplémentaire qu’en prolongeant dès l’année prochaine un de ses voeux.
Une autre idée en 1917, avait semble-t-il commencé à se concrétiser. Il y a eu un catalogue d’édité pour détailler la première exposition des Soirées de Paris avec des peintures de Leopold Survage et des œuvres d’Irène Lagut. C’était la première exposition des Soirées et là aussi, j’ai bien envie de passer à la deuxième.
Et ça ne se fera pas sans lui. Merci de votre attention.
Quels bons souvenirs à rappeler et quels beaux projets à développer !
J’ignorais que Les Soirées avaient peu ou prou germé outre Atlantique, à l’initiative d’un (quasi) homonyme de l’inventeur du Bonheur National Brut (Joseph Stiglitz) ! Pour rester dans la sphère économique de la « main invisible » dont il est ici question… Les Soirées de Paris, version originale, copie et version relancée tiennent donc un peu du talisman !
« Depuis que tu nous a transmis ce lien « les soirées de Paris », j’aime bien y jeter un petit coup d’œil». Voilà c’est tout simple, c’est moins compliqué que si j’avais voulu écrire la même chose. Un mail parmi d’autre. J’en reçois de temps en temps. Merci de m’y avoir invité, j’aime les choses qui ont une âme, les Soirées en ont une. Merci Philippe et les autres…
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